Antoine Perrot



Ralentir peintures : réponses à un questionnaire
30 mai 2016


Antoine Perrot : À quelle peinture avez-vous affaire ou souhaitez-vous avoir affaire ?

Philippe Richard : Il y a deux types de peintures auxquelles/dont j’ai à faire : il s’agit tout d’abord des peintures que je créée et des peintures que d’autres peintres ont créées et que je suis amené à regarder. Ces dernières peuvent avoir été peintes il y a plusieurs siècles. Je passe beaucoup de temps à regarder de la peinture, le plus souvent des tableaux. La définition du tableau tel que je l’entends ici est plus large dans mon esprit que celle que l’on peut trouver dans les dictionnaires. J’y inclus les peintures sans châssis, les peintures non européennes ou même les peintures sans peinture. J’envisage dans cette enquête le tableau comme un élément mobile lié à la question de la peinture.

    Je passe beaucoup de temps dans les musées, les lieux d’art contemporain, les galeries et aussi dans les ateliers de mes contemporains, tant en France qu’à l’étranger. Quand je regarde un tableau, ce qu’il représente m’intéresse généralement peu. Je vis depuis sept ans avec une historienne de l’art, j’ai appris le plaisir qu’il y avait à décrypter les tableaux de manière iconographique. C’est très bien, c’est amusant mais ça n’est pas pour moi la question primordiale. Je regarde un tableau comme un objet physique. Il est constitué de divers éléments, parfois d’une ou plusieurs surfaces. Il peut être en trois dimensions. Ces surfaces que je qualifierais de picturales sont ce qui, en général, retient mon attention. Quand j’aime un tableau ou les tableaux peints par un artiste, il se produit une chose étrange, à savoir que j’ai la forte impression de connaître personnellement le peintre. Cela m’arrive parfois avec Chardin, Watteau, Holbein ou Manet pour ne citer que ceux que je connais le mieux en tant que personnes... Sur leurs tableaux, je vois leur regard, leur main, leurs intentions. Plus le tableau est fort, plus leur présence est palpable. Il n’est pas question ici de juger de chefs d’œuvre ou non. Je serais même tenté de dire que leurs défauts m’attirent aussi.

    Quand je suis invité dans un atelier, c’est autre chose. L’artiste est, en principe, présent, lui aussi. Je regarde la peinture, les peintures, mais aussi la matrice, l’atelier, là où les choses se passent, se font, se défont. Il n’y a pas deux ateliers identiques. Certains sont très organisés, d’autres sont un chaos impossible à décrire. C’est un lieu très personnel, très intime. Ce qu’il y a de différent dans la découverte d’une peinture dans un atelier, c’est la sensation d’assister à l’apparition d’une forme, d’une idée, d’une pensée visuelle. Je regarde ce que le peintre me montre et je ne sais pas parfois comment nommer ce que je vois. C’est intriguant, c’est aussi ce qui se passe quand on enseigne le peinture à de jeunes praticiens. J’ai aussi enseigné la peinture pendant 10 ans à l’école des Beaux-arts de Rouen. Quelque chose émerge que l’on ne sait pas encore nommer.

    Si je reviens à mon travail de peintre, les peintures, auxquelles j’ai affaire, sont donc les miennes. Elles m’encombrent en premier lieu. La question numéro un est comment m’en débarrasser. C’est une course perdue d’avance située entre la recherche de solutions plastiques et le flux ininterrompu de la pensée qui tend à donner naissance à de nouvelles peintures/objets aussi encombrants. Je n’ai pas le même rapport avec toutes les peintures que je fais. Je crois que je suis plus attaché à celles qui m’ont donné du fil à retordre, celles qui m’ont demandé de l’énergie et du temps. C’est compréhensible, en fait. Mes peintures sont peintes sur différents supports, occupent l’espace. La peinture que je fais est à la fois syntaxique et non verbale. Elle est un lieu de contradictions par excellence.

AP : Vous apparaît-il qu’existe quelque chose comme « un lieu pictural », qui serait ou ne serait pas celui de l’image ?

PR : Oui, il existe d’après moi un lieu pictural. Celui-ci croise parfois celui de l’image mais les deux sont distincts et non semblables. J’ai participé en 2012 à une exposition organisée par des artistes autour de la pratique de la peinture en France. Cette exposition a donné lieu à une publication importante, un catalogue, qui a été conçu par certains artistes participants. J’étais l’un d’entre eux. Nous avons eu de nombreux échanges et conversations pour ne pas dire confrontations. Ce qui m’a frappé, c’est justement la différence entre certains qui concevaient leurs tableaux comme des images et moi qui pouvait envisager l’image de mes peintures, véhiculée par les médias contemporains mais pas mes peintures réduites à des images. Ce qui m’intéresse en fait, c’est ce lieu pictural. Je n’étais pas le seul à penser de la sorte mais nous étions une minorité. Quand je peins, il y a surtout des actions, de nombreuses interventions, de multiples recouvrements plus ou moins importants de la surface. Je recouvre, je reprends, j’efface. Ces errements sont inévitables, ils sont le résultat du manque de projet au départ. Je n’ai jamais d’idée sur ce que je vais peindre, il y a tout au plus une piste, un questionnement et celui-ci s’avère en général trop réducteur ou non adéquat. Ce qui m’intéresse, c’est la surprise visuelle, la forme qui apparaît, l’énigme à résoudre. C’est pourquoi je n’arrête pas de faire de la peinture.

AP : Pouvez-vous donner des exemples où l’utilisation de la peinture comme argument vous a énervé(e) ?

PR : Il se trouve qu’il y a des artistes qui pratiquent la peinture et envisagent la création uniquement du point de vue de « la peinture ». Pour eux, mis à part la peinture, tout ce que les autres artistes envisagent ou mettent en place n’existe pas ou alors les menace directement. Cela installe la pratique de la peinture dans un ghetto, la ringardise. Cette attitude n’aide personne. Je ne me sens pas proche de ce genre de comportement. La peinture n’est pas une religion. C’est une possibilité parmi d’autres qui se distingue par une histoire très riche et parfois pesante.

AP : Y a-t-il des pratiques ou des discours qui, parce qu’ils bousculeraient la peinture, vous laissent perplexe ou vous semblent vivifiants ?

PR : Toute idée nouvelle peut bouleverser les certitudes précédentes. Cela ne veut pas dire que tout change pour autant. Je crois au contraire qu’il peut exister au même moment des courants, des discours contradictoires, voire antagonistes, qui ont tous une pertinence. Il y a un proverbe arabe qui dit que la vérité est un miroir brisé dont chacun a trouvé un morceau. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait, ce que chacun fait avec ou en dépit de ces discours. En ce qui me concerne, je suis très intéressé par le groupe Fluxus, j’adore le travail de Filliou. J’aime évidemment plus d’artistes peintres que non-peintres mais je ne crois pas dans les cloisonnements, les catégories, les chapelles. Tout cela est trop artificiel. J’aime bien la peinture de Herbin mais je ne supporte pas son attitude vis-à-vis des autres peintres de son époque, son sectarisme dans ses choix pour les Réalités Nouvelles. Si l’on vit à la même époque et qu’on fait un peu d’effort pour comprendre le monde qui nous entoure, si l’on s’intéresse aux travaux de ceux qui inventent et si l’on a envie d’agir pleinement sans se contenter de répéter les clichés ou les formes déjà existantes, il y a des chances pour que des créations, a priori sans lien ni relation, voire semblant opposées, aient en fait plus de points communs qu’une peinture d’aujourd’hui avec une peinture d’il y a un siècle. Plus encore, je crois en la singularité de la pensée, du regard ou de l’attitude. Plus qu’un discours ou une manière de faire, l’art est un lieu où ce qui compte le plus, c’est ce que l’on fait, un peu mystérieusement, dans son coin. Le dialogue arrive ensuite, les théories aussi.

AP : Pourquoi la peinture se maintient-elle ?

PR : Je ne sais pas. Je ne sais pas si la peinture se maintient au delà du besoin du marché pour des objets négociables et déjà assimilés dans leur forme depuis des siècles. Ma vision est assez pessimiste. Je fais de la peinture parce que cela me procure tout d’abord un grand plaisir, que je ne saurais pas faire autre chose et que cela me permet d’être plus proche des personnes et des objets qui m’entourent. Ensuite, il me semble que la peinture me permet de porter mon attention sur des choses imperceptibles. Chaque peinture devrait être une énigme, une chose qui résiste, un objet qui résiste, non-intelligible, n’appartenant pas a priori au langage verbal. C’est tout cela qui me paraît être vraiment très intéressant dans le fait de peindre. Bien sûr, la peinture n’est pas le seul médium à produire ce genre d’objet mais il y a une vraie pertinence à s’entêter à en faire. Faire de la peinture aujourd’hui est aussi pour moi un acte politique car la peinture que je fais se situe dans la catégorie « non efficace », à rebours de ce que le discours dominant tend à imposer. La peinture que je fais ne tend vers aucun but, aucun progrès. Elle est le témoignage d’une personne créant son propre espace, questionnant sa propre vie.


Propos recueillis par Antoine Perrot, mai 2016