Aude Cordonnier



AD/VENIR


    À l’instar de nombreux musées de « province », le musée des Beaux-Arts de Dunkerque, inauguré en 1841, rassemble une collection éclectique : environ 10 000 spécimens d’histoire naturelle ; plus de 1500 œuvres d’art européen du XVIe au XIXe siècle ; quelques pièces d’archéologie dont une étonnante momie dorée copte ; un ensemble important d’objets relatifs à l’histoire locale et régionale , assiettes de société, instruments de mesures, outils, ustensiles, armes et drapeaux, numismatique, estampes et imprimés, photographies, …; plus de 2500 objets extra-européens…

    Cette collection rappelle la vocation éducative et encyclopédique originelle des musées, invention de la Révolution ; elle reflète également l’histoire tourmentée de la ville et son identité portuaire.

Mais comment aujourd’hui lui donner sens ?

    À une période de profondes transformations où Internet permet à chacun d’avoir accès à une multitude d’informations, mais où dans le même temps le savoir devient de plus en plus parcellisé, comment échapper à la sensation d’accumulation et dépasser le classement par domaine, époque, origine, école ou genre fondé principalement sur l’érudition et souvent réducteur ? Comment tenter d’offrir une approche transversale, plus globale ? Comment, sans s’enfermer dans un esprit de clocher, rendre compte des liens intimes du musée avec son territoire et sa population ? Comment signifier la vocation éminemment sociale et politique du musée, rendre compte de son évolution et de celle du regard sur l’objet ? Comment renouveler la gouvernance du projet muséal en modifiant profondément la relation hiérarchique – des conservateurs qui savent, des visiteurs qui apprennent – qui s’impose actuellement et éloigne tant d’habitants, notamment les jeunes ? Comment interroger actuellement des objets parfois vieux de plusieurs millénaires ? Comment enfin les faire ad/venir au monde en permettant au visiteur de les saisir dans toute leur singularité, dans leur spécificité à la fois matérielle, sensible et intellectuelle ?

    Voilà les défis auxquels l’équipe des musées de Dunkerque cherche à répondre depuis plusieurs années en élaborant progressivement un mode de relation participatif avec les habitants et les acteurs du territoire, en invitant régulièrement des personnes extérieures, artistes, collectionneurs, amateurs, chercheurs, spécialistes, à poser leur regard sur les collections et le territoire et en expérimentant d’autres modes de présentation des œuvres.

    Le musée a ainsi passé commande à plusieurs artistes : Philippe Bazin, réalisateur d’une vidéo, portraits de Dunkerquois originaires des Comores, dialoguant avec l’œuvre Jeune Nègre tenant un arc de Hyacinthe Rigaud ; Jürgen Nefzger et Marie-Noëlle Boutin, auteurs de « portraits » photographiques du Dunkerquois ; Honoré d’O, auteur d’une étude artistique et poétique, Collier de perles, autour du canal exutoire traversant Dunkerque. Il a également proposé à certains acteurs du territoire, associations, étudiants, lycées ou collèges, de bâtir leur propre exposition à partir d’une sélection d’œuvres issues des collections.

    Dans le même temps, le musée a renouvelé sa présentation en aménageant dès 2003 un premier espace, Mystères et découvertes, rendant compte, sous la forme d’un cabinet de curiosités, de l’histoire des objets et de leur perception. Il a, depuis 2006, proposé successivement quatre accrochages inédits croisant art ancien et art contemporain, beaux-arts, histoire et sciences naturelles, objets occidentaux et extra-européens : Éloge de la couleur, autour de la place de la couleur dans la nature et dans la construction des œuvres ; D’après Nature, autour de la relation des hommes et des artistes à la nature ; Par delà la matière, questionnant l’origine même de l’art, son rapport au sacré, les liens entre matière et esprit ; Corps α Corps, explorant les multiples représentations du corps et leur enjeux. Ces accrochages ont permis de surprenantes rencontres, amenant le visiteur à s’étonner et à questionner les œuvres.

    L’invitation faite à Philippe Richard d’investir les espaces du musée s’inscrit dans cette dynamique et lui amène un souffle nouveau : il devenait essentiel à nos yeux de faire appel à un regard extérieur, moins coutumier des collections et non tributaire de nos « mécanismes » professionnels (choix des œuvres autour de leur importance dans l’histoire de l’art, de leur qualité esthétique…) et d’apporter ainsi une liberté nouvelle. Elle est aussi le fruit d’une rencontre, lors d’un vernissage au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, entre un artiste et un conservateur, Philippe Richard et moi-même, et d’un désir commun de travailler ensemble.

    Très ouverte, cette invitation était assortie de certaines consignes : investir quelques espaces du musée ainsi que ses abords ; choisir librement des œuvres dans les collections du musée des Beaux-Arts, du LAAC et éventuellement des musées de la région et de Belgique ; les faire dialoguer dans l’esprit du travail mené jusqu’alors ; inscrire ses propres œuvres dans le parcours et inviter d’autres artistes contemporains ; faire écho à l’opération dessiner-tracer menée par l’association des conservateurs des musées du Nord-Pas-de-Calais ; présenter une dizaine d’œuvres incontournables parmi lesquelles Le Port de Dunkerque d’Eugène Isabey et Port orné d’architecture d’Hubert Robert ; croiser, durant les vingt mois de l’exposition, les disciplines artistiques : musique, littérature…

    L’aventure, de près de deux ans, fut passionnante. Une compréhension quasi immédiate s’établit entre nous, enrichissant en permanence le projet. C’est finalement tout le musée, à l’exception de l’espace Mystères et découvertes, qui a été investi dans une muséographie haletante, pleine de rebondissements et de surprises.

    Autre pareil, fruit d’une rare rencontre et de la générosité de Philippe Richard, nous laisse imaginer de futures collaborations avec des écrivains, des metteurs en scène…, qui offriront de nouveaux regards et questionnements sur les collections.


Aude Cordonnier, janvier 2012
Conservateur en chef des musées de Dunkerque