Céline Leturcq



Comment dire
Exposition du 15 septembre au 29 décembre 2012 à la MACC de Fresnes


Il s’assit et contempla la mer, qui lui apparut toute en surface et en scintillement, bien plus superficielle que l’être humain.1


    L’être, dans un lieu où il est question des bordures, en attente de ses bords qui n’existeraient pas, nulle part, ou là, vers quel quiproquo. Un monde. Mundo. World. Variables atmosphériques des tessitures poétiques. Texture des limites.2

    Nous partirons d’un postulat sensible. Il n’est de dérives sans écueils, bouées et écoutilles, sans baleine échouée sur le rivage. Sans êtres humains.
Nous prenons la température, celle des terres aimées, celle d’un corps tangible qui garde l’odeur d’humus très précieusement entre ses doigts. Qui se pose sur un sol, qu’il soit de guingois, de bois, de parquet, de poussière, bourbeux ou ensablé. Radeaux abandonnés loin des jetées. Tables.

    Les orteils de Stephen Dedalus s’enfoncent.

    Philippe Richard le cite et l’appelle, pour l’exposition qu’il a été invité à mettre en place à Dunkerque, dans les deux musées de la ville.
Encore une fois en bord de mer et en zone portuaire. Ceci sans doute simple congruence avec cela : ce qui est en passe d’être de la peinture, la sienne.3

    Car nous déciderons que la mer – la Mère - s’est retirée par un trou au centre du monde. Sa rétractation laisse place à notre regard.
Qui est en retard, par rapport à nos sensations physiques, lorsqu’elles se jouent, décidées, à un ou deux pieds de profondeur. Le regard aurait sans doute besoin de marcher pour se rendre aux illusions (petit pays disparu derrière le tas de sable).

    Philippe Richard est de ces artistes qui ne montrent aucune réserve à partager les présages et confusions bienheureuses fomentés à l’atelier. Ce que l’on voit dans les tableaux, ce qui s’inscrit sur ses œuvres, interfaces tatouées de mouvements successifs. Une telle complexité. Moments que nous pourrions considérer comme participant de la cuisine plus que de l’attitude progressiste de l’art contemporain viré de bord, virée à bord, art contemporain viré du bord, par son biais, sur les bordures. Au bord du bord du bord. A rose is a rose is a rose, impossible d’entrevoir la fin ci-nommée. Nous sommes grés à ces artifices de faire œuvre de tableaux, aux marées attablés. La Cène. Pâte sablée, tarte à la crème, mousseline sucrée-salée, pâte à chou.
    D’ailleurs la métaphore ne se rebiffe pas puisqu’elle sert de prétexte et en même temps d’immersion dans l’œuvre, en la qualifiant. Grâce à la figure interstitielle du « mille-feuille ».

Philippe Richard en prince du macaron ?
Et pourquoi pas.

    Avant de pouvoir découvrir les dernières œuvres de l’artiste, une matière textuelle exige de nous le grand saut, au-dessus des vagues, l’explosion des sens tel un boulet de canon jusqu’à ce que notre pied rebondisse sur quelconque objet des profondeurs : de la boîte à trésor, de la forêt d’algues, ce fond des océans charrié par les flux ou compression osseuse enchâssée dans le corail. Clins d’oeils de la verrerie. Tableaux de Philippe Richard aux éclaboussures, aux tracés carrés, à la cloque percluse par un cerne rouge et bleu, à la prédominance de la valeur chromatique intégrale : du gris.

    Pourtant il n’est nullement question de tribulations géologiques s’il n’est question de phénomènes par lesquels la matière a travaillé, naturellement, à l’être.
Couches de peintures ayant séché, pigments s’étant fixés telle une peau -tableau supplémentaire à la surface de l’œuvre- cratères minuscules seulement de près, visibles de loin tel un effrangement, superposition d’un geste sur un autre qui laisse transparaître le registre propre à chaque fois : moments hétérogènes du lieu de l’œuvre et de son retard, le regard.

    Un tableau de Philippe Richard est une résorption de la peinture dans le temps du « regarde-lumière, regarde-tableau » ces dimensions de l’œuvre peinte, a contrario de toutes les recherches qui chez cet artiste, célèbrent l’articulation du dehors au plan volumétrique : bois flottés, pliants toilés, baguettes colorées, cubes de peinture… Et Frank Stella dans tout ça ?4

    Son développement avait été anormalement lent, presque grotesquement graduel. Il avait été entravé et retardé par l’expérience, il s’était pendant de longues périodes contenté de tâtonner.  Il avait dû donner trop de sa vie pour produire trop peu de son art. L’art était venu, mais il était venu après tout le reste. À ce compte-là une première existence était trop brève – assez longue seulement pour rassembler du matériau ; en sorte que pour faire fructifier, pour utiliser le matériau, on devrait avoir une deuxième vie, une prolongation.5

    Faire suivre…



Céline Leturcq, juillet 2012


1 Henry James, La Seconde Chance (The Middle Years), Paris, 2012, éditions Allia, p.10. Traduction Hélène Frappat.
2 « Le bord du monde n’existe pas », exposition de Philippe Richard et titre d’un recueil d’Eric Suchère (1998 Marseille, 1999 Paris). « Variables atmosphériques », ensemble d’œuvres de l’artiste se dépliant littéralement dans l’espace (2001, Genevilliers).
3 « Autre Pareil » exposition ponctuée par l’Odyssée d’Homère et l’Ulysse de Joyce, en plusieurs volets, conçue et scénographiée par Philippe Richard en 2012 à Dunkerque, avec des œuvres des collections du Laac et du musée des Beaux-Arts, d’artistes invités, anciens et contemporains, et des œuvres de l’artiste, dont certaines réalisées pour l’occasion.
4 Les formes de métal que Frank Stella développe dans les années 70 reviennent en mémoire à Marcel Lubac à monter cette exposition de Philippe Richard et à contempler ses œuvres récentes qui maintiennent avec force la position de la peinture sans volume, hormis celui des jeux de plans.
5 Henry James, La Seconde Chance (The Middle Years), ibidem, p.18.