François Jeune



Entretien paru dans la revue Art Absolument juillet-août-septembre 2021, n°97, pp. 80-85



Le bord de la peinture n’existe pas



   
    Philippe Richard se place dans et hors du tableau, in et off. Il n’a de cesse de questionner l’espace pictural. Comme le dit Jean Claude Le Gouic : « depuis quelques années Philippe Richard aime sortir de l’espace bi-dimensionnel du tableau pour gagner l’espace réel, pour flirter avec l'architecture. C'est une autre manière de faire exister l'innommable de la peinture ..» Avec les tableaux ou les installations de Philippe Richard s’expérimente le bord de la peinture …

Expositions / Automne 2021 :

Cache-cache, Le pays où le ciel est toujours bleu, Orléans
À quatre mains avec Bernard Pourrière, Moments artistiques, Christian Aubert, Paris


FRANCOIS JEUNE : A la fin des années 90, tu réalisais des peintures en panneaux pivotants intitulées Le bord du monde n’existe pas, qui se présentaient dans différentes positions dans l’espace. Michel Serres, dans le livre Passage du Nord-Ouest -passage qui s’ouvre aujourd’hui avec la fonte des glaces mais qui métaphorisait pour lui le passage entre Arts et Sciences- montre qu’à se rapprocher visuellement d’un bord, d’une frontière, d’une limite, celle-ci s’effrite, se délite, en un mot disparait au profit d’une vision continue de l’espace. N’est-ce pas ce que tu cherches à provoquer avec ce jeu avec les bords ?

PHILIPPE RICHARD : Tu fais référence à deux séries de travaux qui se sont succédées. Les expositions intitulées Le bord du monde n’existe pas ont eu lieu à Marseille en 1998 et à Paris en 1999. Il s’agit de trois grandes peintures composées de huit panneaux chacune. Ces panneaux peuvent-être combinés les uns avec les autres de toutes les manières possibles, tels des puzzles qui fonctionneraient quelle que soit la composition choisie. Ces arrangements peuvent prendre n’importe quelle forme et à la manière d’un pliage devenir des objets à trois dimensions. À chaque fois qu’ils sont exposés, je choisis une nouvelle solution d’assemblage. Je trouve la métaphore de Michel Serres à la fois pertinente et poétique. Les questions de limites se trouvent effectivement posées dans les pièces Les bords du monde. C’est une question qui est récurrente dans la manière dont le montre mon travail, quel qu’il soit, depuis les années 90. Les panneaux en voilages pivotant à la manière d’immenses paravents translucides sont arrivés ensuite en 2000 et les années suivantes. C’est une série qui s’intitule Variables atmosphériques. Il s’agit de renouer avec mon admiration pour les grands polyptyques gothiques. J’aime bien l’ambiguïté entre les éléments « peinture » et le caractère « mobilier » de ces objets. Et aussi le fait qu’on puisse traverser physiquement la peinture.

FJ : Dans le temps de réalisation de tes tableaux, les motifs, les patterns, que tu emploies ne créent-ils pas, non une « forme sur un fond », mais une surface bord à bord ?

PR : Cela me prend beaucoup de temps pour peindre un tableau. Au départ, tout semble clair et limpide mais très vite, tout se complique et cela va rarement en s’améliorant. Du coup, je reprends constamment le tableau, je cherche à être surpris. Cela prend du temps et de l’énergie. Ce qui m’intéresse dans ce processus, c’est le fait que le temps passant, quand je reviens au tableau la main qui peint n’est plus la même.

FJ : Notamment dans tes grands formats, l’utilisation que tu fais de semis colorés fait penser à la peinture aborigène australienne. Mais ces points, ce sont aussi les pixels de nos écrans contemporains ?

PR : Je me nourris de formes qu’on trouve dans les cultures du monde actuel ou passé. Je suis un chasseur de motifs « invariants » des espaces mentaux humains. Ces images sont de toutes sortes et il serait vain de chercher à les classer ou à les énumérer. Plus que les images elles-mêmes, ce sont les souvenirs de ces images qui me servent de modèles. Je ne prends quasiment pas de photographies et me fie à ma mémoire ou à ce qu’il y reste. Quand je peins, je me limite volontairement à l’utilisation d’éléments picturaux simples tels que les points, les trames, les lignes. Ce qui m’intéresse, c’est de peindre quelque chose qui permet des interprétations multiples, à la fois communes et distinctes pour chaque regardeur qui puise dans ses propres images mentales. La boucle est bouclée.

FJ : Depuis des années, tu emploies toujours le même type de préparation colorée, à l’effet mat d’une peinture à la colle, insistant sur une vision matérielle, pigmentaire de la couleur. Le pigment contre la teinte comme le dit Georges Roque dans son dernier livre sur la cochenille ? Que cherches-tu avec cet aspect de la couleur ?

PR : J’utilise de la peinture acrylique que je fabrique moi-même. Je cherche à m’approcher le plus possible de la matière mate de la gouache, que je trouve fascinante et que j’utilise dans les œuvres sur papier, tout en gagnant en solidité pour les toiles. La peinture fabriquée a une charge pigmentaire très forte, ce qui me permet d’éviter les effets de glacis ou les superpositions de couleurs. Ce sont les couches picturales qui occultent les précédentes -en fait jamais complètement-il reste toujours des indices des strates picturales antérieures. Ce n’est pas une chose que je fais volontairement mais que j’ai remarquée. Quand je peins, j’accepte à tout moment la perte. Peu importe ce qui advient. Ce que je recherche, c’est la liberté de peindre sans pensées particulières ni idées préconçues.

FJ : Ta peinture présente certains choix de couleurs ; des verts amandes, des bleus outremer, des carminés et aussi des couleurs terre. Comment mènes-tu les associations colorées ?

PR : Je ne me rends pas vraiment compte de la manière dont s’opère en moi le choix des couleurs. Il y a une grande part de réminiscence de choses vues. Je regarde beaucoup d’œuvres. J’en revois certaines. J’ai mis du temps à comprendre que la mémoire déformait tout. Quand je ferme les yeux et pense à Velasquez, j’imagine en fait des tableaux qu’il n’a pas peints mais que je crois pourtant reconstituer à l’identique dans mon esprit. Ce genre de processus m’interpelle. Les questions de pensée visuelle sont au cœur de ma démarche. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé avec d’autres amis artistes une petite maison d’édition, Friville Edition, dont les publications questionnent ce qui est en amont, à côté ou au coeur de la pensée des créateurs.  

FJ : Des mois, des années, a été réalisé lors d’un séjour Villa Médicis hors-les-murs, avec des grands bois flottés cylindriques trouvés sur les plages islandaises, marqués de signes peints, et disposés au sol comme un gigantesque message en morse coloré ou un grand mikado des flots. Tu enfermais aussi des peintures dans des bouteilles que tu jetais ensuite à la mer. As tu retrouvé la trace de ces peintures ?

PR : Le projet Des mois, des années, est une étape essentielle dans mon travail. C’était pour moi la conquête d’un nouvel espace ! Un espace autre que le plan du tableau, un espace autre que la temporalité de l’exposition. Durant sept mois de résidence en Islande, j’ai accumulé des bois flottés que j’ai peints. Parallèlement, j’ai réalisé chaque jour une peinture sur papier, (soit 180 en tout). Je les ai mises dans autant de bouteilles et jetées à la mer autour de l’Islande en 1997. Certaines bouteilles ont été déjà retrouvées. C’est le musée de Reykjavik qui tient les comptes à jour : à peu près un tiers ont été retrouvées dans tout l’Atlantique nord !

FJ : Tu es donc attelé avec le temps, celui de la reprise, du recommencement, de l’éternel retour ?

PR : Ce projet s’intitule Des mois des années,car s’il a fallu quelques mois pour le mettre en place, il faudra des années pour voir peu à peu réapparaitre des bouteilles mais il est certain que toutes ne seront pas découvertes et que donc le projet ne sera jamais clos. Avec ce travail, l’océan lui-même devenait l’espace dans lequel se déplaçaient les 180 peintures. Au contraire, les 77 bois flottés forment une œuvre à part, ils sont pour moi comme autant de corps morts venus s’échouer là où j’habitais alors. Il y a eu une sorte d’échange avec l’océan ; je prends les bois flottés que je peins et je lui confie en retour les peintures en bouteille à la mer.

FJ : Tes dessins sur papier adoptent une stratégie très simple de division, toujours coupés en deux plages verticales. Encore une expérimentation des bords, remis au centre ?

PR : Je suis très sensible aux bords mais aussi au hors champ. J’aime beaucoup peindre sur le papier et la juxtaposition de deux espaces m’a occupé pendant des années. Je travaille actuellement sur ce que j’appelle des Partitions. Au départ, je n’imaginais pas que ce pouvait-être utilisé comme de vraies partitions, je les voyais plus comme des rêveries. Et puis, j’ai rencontré Bernard Pourrière qui m’a introduit auprès de musiciens et chanteurs contemporains qui n’ont eu aucune difficulté à interpréter mes dessins. C’est une expérience vraiment fabuleuse.

FJ : Ton intervention au Musée Matisse du Cateau était aussi un peu… décalée ? 

PR : Au musée Matisse, en 2009, j’avais intitulé l’exposition Rien à voir avec Matisse, avec l’idée malicieuse de me comporter comme un coucou et de voler la place du Maître… Mais comment faire, sinon ? J’avais donc installé mes œuvres dans les interstices du musée, sous les socles, dans tous les recoins possibles. C’était assez joyeux et l’exposition a été très bien reçue par le public. En plus, cela me permettait de faire avec mon travail un commentaire sur l’architecture.

FJ : N’y a t-il pas une facilité, maintenant que le pli est pris d’exposer de l’art contemporain avec de l’art ancien, d’effacer ces limites de style entre époques ? Comment as-tu mené à Dunkerque tes choix et tes rapprochements ?

PR : Autre pareil, l’exposition au musée des Beaux-arts de Dunkerque est un projet qui a occupé la totalité de l’espace du musée pendant près de deux ans de 2011à 2013. L’idée était de créer une visite à la dérive calquée sur l’Odysséed’Ulysse ou Ulysse de Joyce. La juxtaposition des pièces servait ce propos et la facilité dont tu parles peut exister dès qu’on installe deux œuvres l’une à côté de l’autre quelle que soit leur époque.

FJ : N’est-ce pas, par ce dialogue, la question d’une expansion, d’un débordement de la peinture ?

PR : Je suis du côté de la peinture, elle a toujours occupé les espaces qu’on lui offrait. En fait, je suis du côté du mouvement, du flux, ce qui est plutôt paradoxal pour un peintre qui produit surtout des images immobiles.

FJ : Quelles sont tes dernières aventures picturales ?

PR : Merci ! J’aime bien qu’on me prenne pour un aventurier pictural ! La peinture est une quête sans fin. Récemment, j’ai repris des tableaux inachevés ou que je trouvais complètement ratés. J’ai essayé de leur trouver à chacun une solution, une ouverture, un nouveau « possible ». Cela a donné récemment l’exposition Nouveaux Rebondissements à la galerie Bernard Jordan à Paris. Je travaille actuellement sur des livres d’artistes et aussi des cartes à jouer. Je prépare de nouvelles toiles pour septembre avec des châssis qui m’ont été donnés et dont je n’ai pas décidé des formats. Cet été, je travaillerai en duo avec Frédérique Lucien. Nous avons entamé une série d’œuvres que nous nommons des Conversationsqui nous ouvrent de nouvelles perspectives…

   Philippe Richard en quelques dates :
Né à Dijon en 1962, vit et travaille à Paris et à Saint-Malo.

Représenté par les galeries Bernard Jordan, Paris, La Poussière dans l’œil, Villeneuve d’Ascq et Louis Gendre, Chamalières.

2021 Nouveaux rebondissements, galerie Bernard Jordan, Paris
2019 Quartiers d’hiver, (avec Frédérique Lucien) Orangerie, Sucy-en-Brie
2018 So sweet, galerie Louis Gendre, Chamalières
2017 Dépassement du point de non-retour, galerie Bernard Jordan, Paris
2015 Refaire surface, Galerie municipale Jean Collet, Vitry-sur-Seine
2013 International incident, Theodore Art, New York