Jean Attali



Autre pareil : un espace de navigation.


    Un tableau de la collection du Musée des Beaux-arts de Dunkerque montre une scène de bataille navale à l’entrée du port. A priori, on pourrait juger assez convenues les peintures marines, le genre en est répandu dans les collections conservées par les musées du nord de la France, de la Flandre, des Pays-Bas, ou d’Espagne. La guerre navale eut ses heures de gloire, Dunkerque et ses corsaires connurent nombre de ses hauts faits.  La mer, ses ports, ses richesses, ses désastres ont eu leurs peintres, petits et grands. Et l’on se dit, en découvrant les toiles de ces petits maîtres, que leur présentation au public convient moins à une exigence artistique qu’à une sorte de piété populaire, à peine différente de celle qui se manifeste sur les murs ou sous les voûtes de telle ou telle chapelle votive, sous la forme de tableautins plus ou moins naïfs ou de maquettes d’anciens bateaux. Ces œuvres-là dorment pieusement dans les collections de province : ce n’est pas un mince mérite que de les montrer de telle façon que leur signification esthétique s’en trouve ranimée.

    Devant ce paysage marin, on s’étonnera ici du point de vue plongeant sur le théâtre de la guerre : une esthétique particulière naît d’une vision en contrechamp, qui peint, en arrière-plan de la scène maritime, le paysage urbain et celui de la campagne. Parce qu’il fallut localiser l’action et situer l’enjeu de la bataille, incorporer à l’image de la ville la scène décisive qui se jouait sur sa rade, le combat que se livrèrent les flottes adverses est représenté sur un fond de paysage flamand. La perspective choisie par le peintre n’est pas ouverte depuis le rivage, depuis les bords du chenal ni même depuis la pointe de ses estacades, mais depuis la mer elle-même et d’après un axe de vision qui en dit long sur l’aptitude des maîtres anciens à engager dans leurs tableaux l’efficacité d’une image virtuelle, celle qui procède de ce retournement irréaliste de la vue. La perspective aérienne s’ouvre ainsi doublement sur le paysage terrestre et sur l’action maritime qui, à cet instant historique, semble en sceller le destin.

    Bien avant que ne s’élèvent dans l’atmosphère les premiers aéronefs et que ne se concrétisent des images de la terre vue du ciel, les peintres ont su, si l’on peut dire, préparer le terrain. Dans ces essais picturaux de perspective à vol d’oiseau, la représentation reste portée par une sorte d’imaginaire commun, structurée par ses codes élémentaires. L’air des nuages et des fumées, le flot et ses ressacs, la terre des collines, le feu des brûlots et de la canonnade forment le cadre symbolique et iconographique de la grande Histoire. Bombardements et tentatives d’abordage s’inscrivent dans l’esthétique restreinte du tableau, du cadre de sa composition et de sa syntaxe visuelle. Pourtant, le pivotement de l’axe de la vue et le recadrage de l’action annoncent d’autres révolutions.

    Guerre navale ou tempête, la mer met en scène les plus folles dramaturgies. Cette théâtralité se déploie en polarités poétiques et narratives : l’horizon maritime ou le port ; l’aventure conquérante et apatride ou la défense du sol et l’ancrage à la terre natale ;  l’attrait pour le lointain ou la nostalgie du foyer ; la solitude héroïque ou les passions de l’amour ; l’océan sans limites ou la ville labyrinthique ; le temps dilaté ou condensé ; HOMÈRE ou JOYCE…

    Le point de vue des artistes peut paraitre construit dans l’irréel, leur scénographie être perçue comme artificieuse, la question, que cette peinture des combats maritimes ou des navires en perdition introduit, s’inscrit par ailleurs dans une chaîne de problèmes éthiques, parmi les plus fondamentaux. Naufrage avec spectateur, aimerait-on écrire ici après Hans Blumenberg. Le spectateur sur la rive n’est-il attiré par le drame qui se joue sous ses yeux qu’à proportion de la distance qui le sépare de l’action ? Le regard esthétique porté sur la catastrophe est-il né de l’impuissance à porter secours ? Face à la scène, le témoin supposé ne se laisse-t-il fasciner que parce qu’il jouit de sa propre sécurité ? de sa propension à réfléchir en lui-même aux significations entremêlées d’une violence qui le laisse indemne ? Le philosophe a montré comment la littérature filait la métaphore à travers ces images nautiques, et comment de Lucrèce à Montaigne, ou de Voltaire à Goethe, à Herder, à Shopenhauer, celles-ci enfermaient en leur noyau un condensat de pensée, complexe et persistant, réfractaire au concept.  L’esthétique tout entière paraît lovée dans les paradoxes de cette distance alternativement participante ou désimpliquée au contenu représenté. La permanence de l’art vient cependant de l’irréductible densité intellectuelle de l’image et de la consistance éthique de ses cadrages et mises en scène.

    Ne retiendrait-on qu’une seule pensée au sujet de l’analogie entre les deux œuvres de génie dont l’exposition « Autre pareil » dévide le fil littéraire au-dessus des cimaises, ce serait celle d’un espace de résonance unissant le proche et le lointain, le familier et l’étrange, le trivial et l’inexpliqué. L’Odyssée et Ulysse y sont comme un point de départ et un point d’arrivée, jumeaux mais séparés, et répétant par-dessus les siècles et les territoires les plus exotiques le message majeur de l’art et de la mythologie. A savoir que ceux-ci, aspirés dans le dédale de ces deux œuvres tutélaires, épique et romanesque, démultiplient les différences d’idiomes et de fables, bien qu’ils ne soient finalement la langue de personne ; que, réunis au nom d’une “altérité” toujours pareillement renaissante et résistante, ils n’existent que pour offrir les formes indéfiniment prodigues de leurs icônes et de leurs personnages, de leurs raisons et de leurs fictions. Art et mythologie sont la générosité incarnée de l’humanité pensante, rêveuse et créatrice. Rétifs à toute appropriation, à toute confiscation. Aucune discipline de l’interprétation ou du commentaire ne viendra à bout de leur inlassable fertilité, aucune censure n’arrêtera l’élan de désir et de passion qui en suscite les images, les discours et les objets. Les dix ans du retour d’Ulysse à Itaque ou l’unique journée de Stephen Dedalus et Léopold Bloom à Dublin, ce serait, réduits aux dimensions d’une visite de musée, une expérience de la “navigation”, mais au sens bizarre qu’a pris ce mot dans les pratiques quotidiennes d’aujourd’hui, un art de circuler dans des contrées inconnues ou dangereuses… depuis chez soi.

    Philippe Richard, invité comme artiste à concevoir l’exposition, se saisit de la double, de la triple collection artistique, naturaliste et anthropologique qui fait la richesse surprenante du Musée des Beaux-arts (et du “LAAC”) de Dunkerque. Dans la boucle que forment les salles du parcours qu’il a dessiné, on se met à imaginer un abrégé du Louvre, du Muséum d’histoire naturelle, du musée du Quai Branly, voire du Palais de Tokyo, à Paris. Et cela avec les seules œuvres du musée, auxquelles il n’ajoute que ses propres pièces réalisées pour l’occasion, comme des liaisons grammaticales qui articuleraient les phrases d’un discours simultanément esthétique et ethnographique, ou bien comme les plans de coupe d’un récit filmique projetant en séquences courtes ces exemples de peintures, de curiosités, de sculptures, d’objets trouvés-là, à peine moins insolites qu’un ready-made dans une galerie d’art classique. Ce n’est pas un musée imaginaire, nulle idée confuse d’universalité de l’art ne vient brouiller le sens de l’initiative, laquelle ne consiste ici qu’en une réponse personnelle de l’artiste à la suggestion de faire feu de tout bois de ces collections disparates.

    Entre ses sculptures cubiques aux fines allusions topologiques et ses bois flottés venus d’Islande, qu’il peignit à la manière d’un art aborigène ; entre ses tasseaux aux embouts multicolores, serrés en bouquets hirsutes, et ses palissades de peinture qui filtrent les vues et scandent la visite ; entre ses installations en formes de kiosques et leurs déclinaisons de points, de lignes et de couleurs, Philippe Richard pose les jalons personnels d’une aventure esthétique au milieu des genres classique, orientaliste, abstrait, ou de la figuration narrative. On se tromperait cependant en n’y voyant qu’un éclectisme ou bien la version tardive d’une esthétique postmoderne. La réunion de pièces venues de collections d’art, d’histoire naturelle et d’ethnologie, impose plutôt l’évidence d’un thème, celui de l’altérité selon le titre éponyme de l’exposition : autres sont les œuvres (les peintures, les sculptures), les documents (un portulan, une série de clichés photographiques), les objets rituels ou les trophées (un crâne des îles Marquises), les miniatures (un kayak du Groenland), les maquettes (un bateau sur la Chao Praya, en Thaïlande), les animaux naturalisés… Autres, non seulement parce que venus de civilisations diverses ou faisant écho à leurs mondes lointains, mais parce que plaçant le monde naturel à l’arrière plan de nos références culturelles, et poussant les œuvres typiques de notre propre monde près des trésors amassés au gré des rotations portuaires, par les armateurs, les diplomates, les soldats et les marins…

    L’effort indispensable est celui d’une proposition artistique qui ne doive plus rien à l’exotisme ni à l’orientalisme d’inspiration coloniale ni au dogme occidental de l’universel concept d’art ni à aucune des entreprises d’annexion qui ont longtemps été la marque du regard européen. Le mot “pareil” du titre de l’exposition s’entend de multiples manières. Pareil parce que « semblable » ? parce que « répété » ?  parce qu’un Autre désormais se trouve prêt à nous rendre la « pareille » ? Ce serait l’ultime retournement, et le plus nécessaire : celui d’un regard sur nous-mêmes, non plus de nous, mais d’un Autre, un semblable, un frère sans doute, mais lointain, étranger, bien que, oui, « pareil ». La perspective renversée et l’élargissement du cadre sont ceux qu’impose un monde ouvert, différencié et mobile, où se déplacerait sans cesse l’origine des points de vue, de l’axe des visions. Et la régie de ce théâtre de paix ferait de nous des témoins attentifs, enthousiastes ou médusés, impliqués ou distants, mais en proie à des images de nous-mêmes que nous ne reconnaîtrions pas : des chiens se regardant dans le miroir ?


Jean Attali, janvier 2012