Entretien entre Philippe Richard et Karim Ghaddab



Une peinture sans projet


Karim Ghaddab : Philippe, l’un des points les plus saillants, les plus remarquables de ton travail au premier abord lorsqu’on le regarde, c’est la coexistence de tableaux classiques dans leurs matérialités en tant qu’objets et de dispositifs qui l’excèdent, je pense aux diverses sculptures : les volumes peints, les Variables atmosphériques, les matrices, les cubes, les linéaires, à un certain nombre de dispositifs sur lesquels il faudra revenir pour les qualifier plus précisément mais pour commencer, comment s’est fait, comment se fait ce passage du tableau à ce qu’on pourrait appeler «un au-delà du tableau» ?

Philippe Richard : Je ne vois pas tellement de différence entre les différents « dispositifs », tableaux inclus, parce que pour moi la question qui me préoccupe et qui dépasse la peinture c’est comment occuper le monde, comment trouver sa place ? Quand je fais de la peinture, la question est finalement d’occuper un espace pictural choisi, de trouver une méthode, une possibilité de faire, de créer quelque chose dans cet espace.

KG : Néanmoins même si tu dis qu’il n’y a pas ou peu de différences, il y a la décision d’aller au-delà de l’objet qui est traditionnellement dévolu aux peintres depuis plus ou moins cinq siècles, donc la constitution de cet objet, du tableau conçu dans sa matérialité même pour accueillir la peinture qui a donné des principes, des limitations, des normes avec lesquelles les artistes jouent sinon depuis toujours, depuis que le tableau existe, en tout cas de manière très explicite depuis la modernité, je pense aux catégories greenbergiennes sur la planéité, l’abstraction, les constituants du tableau. Que se passe-t-il pour qu’à un moment cet espace « à occuper » ne suffise pas et qu’il y ait alors d’une part la décision, d’autre part la possibilité d’envisager un au-delà de la peinture ne pouvant pas rester enfermée ou limitée dans ce rectangle pour que celle-ci puisse s’étendre, soit sur d’autres volumes construits, soit sur les murs, auquel cas il y a un lien avec l’architecture, alors que le tableau, me semble-t-il, est une espèce d’unité extrêmement cohérente qui peut être transportée dans à peu près n’importe quelle situation ?

PR : Il y a quelque chose de pratique dans le tableau qui en a fait son succès. C’est un objet qu’on peut transporter, un bien meuble qui peut être négocié mais c’est une question obsolète puisqu’on peut imaginer un vidéaste exposant au Japon envoyant une simple clé USB. Il pourra exposé la même œuvre dans vingt endroits en même temps. Le tableau est un objet lié à l’histoire de l’art tout comme les « dispositifs ».  Récemment j’ai fait une série en volume ayant la forme de nœuds. Quand on veut faire des nœuds, le plus simple c’est de les faire en volume. Je parle ici de la forme et non de l’intention initiale. Ce que j’appelle nœud ou n’importe quelle structure va imposer un certain mode de travail. Je peins sur la forme que j’ai déjà construite. La forme est préexistante. Si je peins des linéaires, je dois réfléchir à comment peindre de longs tasseaux de bois. Les solutions sont beaucoup moins ouvertes que quand je peins un tableau. La contrainte de la forme de l’objet prend le dessus sur la peinture. Il y a donc bien une différence entre les divers dispositifs et les tableaux sont beaucoup plus travaillés, pensés, poussés. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas abandonné cette pratique. Il y a de nombreuses interventions, de multiples recouvrements plus ou moins importants de la surface picturale. Je recouvre, je reprends, j’efface. Ces errements sont inévitables, ils sont le résultat du manque de projet au départ. Je n’ai jamais d’idée sur ce que je vais peindre, il y a tout au plus une piste, un questionnement et celui-ci s’avère toujours foireux. C’est une situation qui me traumatisait il y a 25 ans. Je me trouvais ringard, tout le monde autour de moi avait un projet artistique. Moi je n’en avais pas et je n’en ai toujours pas mais ce n’est plus mon problème. Ce qui m’intéresse, c’est la surprise visuelle, la forme qui apparaît, l’énigme à résoudre. C’est pourquoi je n’arrête pas de faire des tableaux et dans le même temps, je sais qu’il y a quelque chose à creuser du côté des objets peints.

KG : Est-ce à dire que la question de l’extension de la peinture en dehors du tableau, provient finalement davantage de ton mode de fonctionnement dans ton atelier que de considérations de l’œuvre in situ ? Je suis étonné parce qu’il y a eu dans tes expositions passées des prises en compte de l’espace in situ, que ce soit au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, aux Tanneries à Amilly ou même dans l’expérimentation que tu as menée au musée des Beaux-arts de Dunkerque dans le commissariat de ton exposition  Autre pareil . Tous ces projets ont donné lieu à une prise en compte très spécifique et très serrée des conditions de visibilité de ce qui est disponible en terme d’image préexistante ou en terme d’architecture, des spécificités du volume à occuper. On pourrait penser a priori que le travail de la peinture en dehors du tableau, son expansion dans l’espace, obéit à ces considérations-là, est une adéquation particulière à chaque fois rejouée avec le lieu. Or, à travers ce que tu me dis, j’ai l’impression que ça vient plutôt en amont, dès le travail en atelier.

PR : L’espace d’exposition est important mais les œuvres in situ coexistent avec le travail en atelier. Une partie se pense et se fait à l’atelier, l’autre est dépendante du lieu. Pour les matrices, par exemple, il y a d’un côté le tableau, de l’autre la peinture appliquée à même le mur qui prolonge l’espace pictural. Je vois ça comme l’ornement de la musique baroque ou l’improvisation dans le jazz. Le hors-champ est peint à même le mur, il a une autre temporalité. La proposition, éphémère, dure le temps de l’exposition. Elle est différente à chaque fois et elle n’est pas obligatoire, le tableau est autonome. Mais j’aimerais revenir à l’atelier. Je me suis rendu compte que questionner l’atelier, c’était envisager l’ennui. A l’atelier, je ne fais pas grand chose. Je bouge les pièces en cours, je les regarde. J’ai entrepris depuis quelques années de faire des photographies d’atelier. Je photographie des situations d’atelier, parce que je peux analyser comment d’une manière inconsciente j’assemble les objets. On est face à un mur où il y a des gouaches qui sont pour certaines terminées, d’autres en cours. Je les ai punaisées au mur évidemment pour les regarder mais je n’ai envisagé ni l’ordre ni la manière de les agencer. Pour une raison pratique j’ai rempli l’espace qui était en face de moi et qui me permet de les voir toutes ensemble. Des liens apparaissent que je n’avais pas prévus et c’est actuellement ce qui m’intéresse le plus. Pourquoi je ne m’autorise pas à les accrocher comme ça ailleurs ? Les objets « bougent » dans l’espace de l’atelier. Un tableau se retrouve à coté d’un autre puis d’un autre. Leur coexistence est plus intéressante que les deux tableaux isolés. L’atelier en est rempli. Je rêve toujours d’un atelier vide dans lequel il y aurait une seule œuvre en cours. Je pourrais arriver le matin et dire : je vais finir cette œuvre, ce soir, l’affaire sera réglée. En fait, je vais d’échec en échec, rien ne marche et donc forcément mon atelier se remplit de peintures inachevées, avortées, possiblement en cours. J’entre à l’atelier et je vois le tas de pièces à finir, c’est déprimant. Il y a les personnes qui font des listes de ce qu’elles ont à faire. Moi aussi, on biffe méthodiquement mais il y a à peu près autant de choses à faire que de choses faites. Le lendemain ça recommence. Pour faire avancer un tableau, je vais en commencer trois autres, ces trois-là deviennent trois problèmes supplémentaires. Il y a ainsi une épidémie de problèmes insolubles. C’est mon fonctionnement, mon processus de travail. Si je travaille sur le même tableau une journée entière, le résultat est décevant. Le tableau est vide, décoratif, sans présence. Il n’y a pas la charge picturale que je recherche. Quand je travaille plus longtemps sur un tableau, j’ai évidemment différents états d’âme, la main aussi est différente. Quand on revient sur un tableau jour après jour, c’est comme une multitude d’événements et de personnes qui interviennent finalement. Mes peintures sont comme des symptômes qui émergent. La manière dont on pense m’intéresse beaucoup. Tu sais que j’aime les mathématiques. Poincaré s’est posé la question de comment une idée nous vient. Le travail de construction d’une œuvre est du même ordre. Quand je regarde une peinture en cours, je passe dans ma tête toutes les éventualités. Elles sont liées à mon psychisme du moment, mes capacités, mes sentiments, mon expérience de peintre. Commence un long monologue intérieur : je pourrais faire ci, faire ça, recouvrir, retravailler telle partie. Je n’arrête aucune décision et le temps passe, les jours passent, les tableaux changent de place, se trouvent confrontés à d’autres œuvres en cours. Mais que ce soit un nœud, des tasseaux de bois ou des toiles, la solution viendra de la pièce elle-même. A un moment donné, une idée viendra, que je n’avais jamais eue auparavant. Il y a autre chose : j’aime bien travailler avec des matériaux pauvres. Je ne suis pas du tout bricoleur. Je me souviens quand j’étais enfant, j’avais un frère de huit ans mon aîné, c’était un vrai bricoleur, il était mon héros. Il faisait de magnifiques cabanes dans les arbres. Il nous les abandonnait après les avoir construites. Je me souviens de la fascination que j’avais pour le travail manuel. A la dernière exposition que j’ai faite chez Bernard Jordan, l’année passée, les tableaux avaient l’air un peu plus raffinés que d’habitude, pas sophistiqués mais il y avait un certain raffinement pictural dû aux éléments peints, une allusion à une représentation tridimensionnelle. Des peintres que je connais depuis longtemps m’ont dit : oh, mais tu sais peindre ! comme si ce que je faisais était limité par mes capacités à peindre. J’étais halluciné, étonné que des peintres, des artistes qui ont eux même une pratique artistique, ne puissent pas envisager que ce que je fais est ce que je veux faire et non ce que je peux. Ça m’a bien fait rigoler, je me suis dit que c’était facile d’impressionner les gens alors que mon but est justement à l’opposé. 

KG : C’est vrai qu’il y a dans l’ensemble de ton travail un refus assez évident de la sophistication. Il y a toujours juste ce qu’il faut mais pas plus, il n’y a pas de recherche du produit fini, du luxueux, dans sa matérialité ou dans sa fabrication. Est-ce que la simplicité, la modestie de la gouache, ses limitations aussi en terme de couleurs, d’effets obtenus, entrent en résonance avec ce que tu évoquais de ta volonté de t’en tenir à tes techniques et tes matériaux simples, une certaine rusticité de la fabrication ?

PR : Pour les gouaches, on est dans un premier jet, l’embryon d’une pensée. C’est une forme très spontanée qui s’inscrit rapidement sur le papier tout comme un dessin. Je travaille sur une gouache, une nouvelle idée me fait démarrer une autre qui en amène une autre encore, la forme rebondit. Les gouaches se suivent, se ressemblent parfois mais pas toujours. On ne peut pas travailler trop longtemps sur une gouache parce que ça s’épuise, ça se fatigue, ça doit rester frais, léger. Je cherche à donner le même sentiment dans les toiles. Faire une chose désinvolte, un travail qui soit un peu insaisissable. La question de la distance entre nous et les objets est cruciale, la distance entre l’œuvre et le spectateur aussi. Ça m’intéresse autant pour les volumes ou les structures que pour les tableaux. On voit une peinture. On s’approche, on est séduit, on s’en approche un peu plus, on découvre la facture un peu dure, sèche, maladroite, c’est un peu dégoûtant, mal fichu, fait de manière approximative. Ça repousse, ça rejette, on se recule et à nouveau l’objet redevient une chose attractive, on se rapproche, ça recommence, il n’y a pas de distance neutre. C’est ce qui m’arrive quand je regarde un tableau dans la salle des Vélasquez au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Je vois ce satin splendide, toutes ces nuances, ces reflets, je m’approche et je vois que c’est un barbouillis fait de coups de pinceaux, à tel point qu’on se demande comment il a pu peindre ça, puisqu’il devait être très proche en imaginant l’effet que cela allait donner de plus loin. Quand on est en train de peindre, on est tellement dans son sujet que parfois effectivement la solution vient du hasard, pas de la chance mais de la manière de poser son pinceau et finalement la chose se fait à notre insu. Cette chose, ce motif, s’impose. Je ne sais pas pourquoi les motifs que je peins sont souvent des motifs appartenant à tous, récurrents, provenant du marigot de notre inconscient. Quand je commence à les étudier plus sérieusement, je trouve des liens entre de nombreuses cultures ou civilisations, que ce soit chez les Celtes, les Africains, les Aborigènes, les Nordiques, etc. Il s’agit de pensée visuelle.

KG : Je veux revenir sur la question de la fabrication. Tu écris dans le livre Autre pareil : « je cherche systématiquement à ne pas apprendre ce qui n’est pas facile si je dois construire une structure, si je cherche une forme j’essaie d’oublier ce que je pourrais savoir sur la question » ce qui confirme ce que tu viens de dire; comment est-ce que tu vois ce refus d’apprendre, ce refus même d’utiliser un certain savoir-faire technique, pourquoi cette manière de brider le savoir ? Je te pose cette question parce que je pense à toute une idéologie qui découle d’une certaine avant-garde historique sur la banalité, le refus du chef-d’œuvre, le quotidien, qu’on rencontre chez énormément d’artistes aujourd’hui dans la chose de peu qui ne nécessite pas de savoir-faire particulier, qui est à la portée de tous, et qui retourne finalement le reproche traditionnel fait à l’art contemporain, c’est-à-dire, tout le monde peut le faire, c’est facile, mon fils en fait autant et certains artistes aujourd’hui semblent dire que, oui c’est facile, tout le monde peut le faire. Il y a une sorte de jouissance à l’ordinaire, au quotidien avec souvent, du point de vue idéologique, une arrière-pensée politique qui voudrait que parce que c’est facile à faire et à la portée de tous, ne nécessitant ni apprentissage particulier ni connaissances extrêmement pointues, ce serait démocratique. Il y a cette vieille pensée de la démocratisation de l’art aussi bien en terme de réception que de fabrication même. J’aimerais savoir comment tu te situes par rapport à cela.

PR : Je ne sais pas bricoler. Je n’ai d’ailleurs aucune envie d’apprendre. Il est toujours préférable de trouver une solution sans savoir, de trouver sa solution. Pour la peinture, je dois me battre avec mon trop-savoir. J’aime la peinture, la peinture des autres, la peinture ancienne. Je collectionne même des œuvres, je suis au contact, on peut dire, permanent, avec des livres ou des œuvres. A l’atelier je cherche à être un primitif en évacuant tout ce savoir pour développer un travail non-érudit. Mais ça ne marche pas. Mon travail est truffé de citations, de formes prises à d’autres artistes. Il y a des artistes que j’aime tellement. Je me dis : il y a un petit côté Chardin par ici ou par là qui transparaît. C’est même parfois totalement assumé. Certains artistes du passé cohabitent en moi, je pense à Géricault, à Bonnard, à Manet. Edouard Manet, c’est mon meilleur ami. C’est quelqu’un qui refuse la chose bien faite. J’adore ses gravures. Il les construit en dépit du bon sens, tout semble maladroit. Il a une vraie volonté de faire l’inverse de ce qu’il devrait pour obtenir une gravure ou un dessin acceptables. Pourquoi ce type a fait ça, comment il l’a construit ? Quand Bonnard fait un dessin, on dirait qu’il caresse le papier. Les artistes que j’aime le plus sont ceux dont je peux le moins parler, je pense à Bram Van Velde par exemple. Comment peut-on parler de Bran Van Velde ? Comment peut-on parler de la peinture ? Comment peut-on parler de Schwitters, de De Kooning, de Westerman, de Bonnard sinon en fabriquant de la littérature : leurs femmes, leurs histoires, leurs manies. Comment parler du travail de gens que j’ai connus comme Joan Mitchell, Jean-Paul Riopelle, Shirley Jaffe ou Claude Viallat ? Je connais de nombreux artistes qui ont du mal à parler de leur peinture. Ecrire, parler de la peinture est une question qui résiste parce que les mots sont inopérants, incapables de transmettre sinon en décrivant. Il y a aussi des artistes qui font une œuvre extrêmement savante, érudite, intelligente, intelligible, je ne citerai pas de nom. Leur travail donne lieu à une énorme littérature parce que justement, ils nous offrent l’opportunité de nous sentir plus intelligents. On va voir une exposition d’un artiste intelligent. On comprend tout, on apprend même des choses, on s’amuse parfois et toujours en ayant l’impression d’être plus intelligent en sortant. Face à d’autres œuvres, on se dit : « quelle confusion, je croyais aimer en arrivant mais là c’est encore pire que ce que j’imaginais ». On en ressort plus stupide que jamais, dépité. Pour donner un exemple concret, je pense à Eugène Leroy que j’aime beaucoup. Je trouve parfois ses tableaux horribles, croûteux. Ce que l’on regarde, c’est un ratage. Il y a aussi une fascination. La peinture a une présence et puis ce mec peint des modèles à poil et on ne les voit même pas, tout est recouvert, caché par un monceau de matière qui ressemble évidemment, inévitablement à de la merde, à quelque chose qui est sale et moi j’aime beaucoup le rapport que la peinture entretient avec le corps, la saleté, la déjection, la chose qui est évacuée, jetée sur la toile. Tous mes vêtements ou presque sont tachés. Je peux avoir un pantalon neuf, au bout de trois jours, il y aura de la peinture dessus parce que rien que de passer dans l’atelier j’en attrape un peu. Mais il n’y a pas que la peinture qui résiste. Je trouve incroyable que les gens pensent qu’on peut tout comprendre, tout expliquer. Je ne sais pas pourquoi je suis vivant, je me pose cette question-là à peu près tous les jours, je me dis : mais qu’est ce que je fous là ? La question du début, « quelle place occuper » prend tout son sens. Je me souviens d’une discussion qu’on avait eue ensemble il y a très longtemps où toi tu disais, «Il y a trop d’objets, il faut arrêter de construire des objets, le monde est encombré », et moi j’adore encombrer le monde, ça ne me gène pas du tout d’être encombrant. Ça finira comme ça finira, on connaît tous le sens de ce que la voirie entend par « encombrants » mais en tout cas moi j’occupe un peu d’espace, je le remplis par mes pensées, mes rêves, mes dispositifs, mes tableaux. Les artistes que j’aime ne produisent pas toujours d’images. Ils sont dans un processus. Une œuvre de Leroy est le résultat d’une expérience, donc évidemment sa valeur esthétique peut poser question puisque ce n’est pas forcément ce qui est recherché. Faire de la peinture implique aussi de participer à une expérience. Je suis un peu comme un chasseur aux aguets, j’attends le passage du gibier, tranquille dans mon abri. Tout mon travail, c’est d’attendre et de pas manquer ce qui arrivera. J’ai découvert que la devise de Edouard Manet était « tout arrive ». Je me sens un peu comme ça, je me dis : tout finira par arriver, je ne sais juste pas comment, ni où, ni quand.

KG : Tu parles comme un photographe. Être à l’affût du réel, attendre que se produise quelque chose, être dans le bon état pour être capable de saisir ce qui arrive, tu connais l’anecdote de Kandinsky qui découvre un nouveau tableau dans la pénombre. Il y a quelque chose de l’inquiétante étrangeté, Das unheimliche de Freud, c’est dans un cadre effectivement familier, c’est dans l’atelier, c’est dans la tombée de la nuit ou dans la pénombre, un état de conscience un peu amorti, c’est la fin de la journée, la fatigue, et tout à coup, ce qu’il connaît le mieux, son propre tableau, prend une apparence tout à fait singulière, déroutante, étonnante. J’ai l’impression que tu recherches quelque chose comme ça et ton intérêt même pour la psychanalyse et pour les neurosciences se retrouve dans cette recherche d’un moment, d’un état en fin de journée où quelque chose va se produire qui échappe à la volonté.

PR : Oui, il y a quelque chose comme ça mais la question n’est pas de se mettre dans un état second, c’est d’être là en parvenant à affaiblir ses propres limites : le savoir, l’érudition, le bon goût, l’intelligence, l’efficacité, le talent, etc.

KG : Est-ce que ça veut dire que trop de maîtrise technique, trop de virtuosité, éloignerait cette dimension expérimentale ou processuelle pour figer l’œuvre dans un objet qui serait parfaitement construit mais du coup un peu distancé, tu parlais de distance tout à l’heure vis-à-vis de la peinture, la perfection formelle induirait-elle une distance par rapport à l’expérience de l’artiste dans son atelier, puisque l’atelier semble être un lieu très important ?

PR : Je ne crois pas que la question soit de mal peindre ou d’obtenir un résultat décevant. La maîtrise technique ne me gène pas. Un artiste dont j’aime bien le travail, Bernard Piffaretti, le démontre dans chacune de ses peintures en reproduisant à l’identique sur le côté droit les accidents survenus du côté gauche de la toile. Tout est dans la prouesse technique. l’idée même d’une spontanéité est complètement illusoire. Il n’est pas non plus question d’expression, de sentiment. Ce qu’il faut, c’est attraper ce qu’on aura du mal à attraper, ce qui échappe. Ce que je sais empêche l’émergence de ce qui pourra arriver. La bataille est rude. La peinture tout comme la psychanalyse n’est pas là pour soigner nos bobos. Elle nous empêche de tourner en rond, nous fait sortir de nous-même et de nos illusions.

KG : Freud débarquant à New York aurait dit : « ils ne savent pas que nous leurs apportons la peste ».

PR : Je trouve que c’est formidable. La peste, c’est la liberté. Dès qu’on essaie d’être libre, de tendre vers plus de liberté, on est évidemment conscient de l’impossibilité d’y parvenir. Quand on lit beaucoup de livres, on se rend compte de son inculture. A l’atelier, c’est quand j’arrive à mettre ma volonté de côté que les choses arrivent. C’est très difficile. Peu de gens le comprennent. Notre époque laisse de moins en moins de place pour l’expérimentation. Il n’y a de moins en moins la possibilité de se perdre et d’être dans un espace incertain. Il y a une forte pression à se défaire de l’atelier pour se confronter à ce fameux réel qu’on n’arrive pas à définir et être en lien avec la société, à pallier les insuffisances du politique, il faut faire du lien social alors que pendant longtemps on a été des marginaux, inutiles, contre-productifs ou antisociaux. Récemment je suis allé voir au Guggenheim une rétrospective de Christopher Wool. J’avais vu celle de Paris que j’avais plutôt bien aimée. Les Américains le voient comme un nouveau génie. En fait, il utilise des recettes un peu éculées : le monochrome, (il fait principalement des tableaux en noir et blanc) qui symbolise l’idée d’une appartenance à l’avant-garde, une certaine radicalité, reprend les compositions des expressionnistes abstraits, leurs formats, de grands tableaux gestuels, utilise la photocopie, la sérigraphie comme Andy Warhol, utilise les mots, joue avec la psychiatrie, le langage, la difficulté à communiquer, sans oublier le monde réel, les images photographiques un peu glauques. Il y a une sorte de patchwork d’expériences approuvées du passé. On nous le présente comme un artiste novateur, alors qu’il est un bon peintre qui peint des tableaux d’une manière très conventionnelle. Lui se voit comme un punk. Je serais ravi d’avoir un Christopher Wool dans mon salon et ça ne gênerait personne. On attend désormais d’une œuvre qu’elle soit un produit correspondant à notre attente. Il y a une vraie régression historique. Nous vivons un retour à l’ordre avec un vernis qui serait celui d’une hypermodernité ou d’une hypernouveauté. On cherche à intégrer les artistes à des processus devant être positifs, productifs. On doit adopter des modes de fonctionnement très explicitement calqués sur ceux de l’entreprise. Je travaille avec un ordinateur dans les avions, les aéroports, les hôtels. Je suis un nomade dans un monde global. De ce fait, l’atelier fait figure d’une espèce de survivance du passé, une espèce d’antre finalement assez mystérieuse, presque alchimique où on ne sait pas trop ce qu’il s’y passe. On est aujourd’hui, au contraire, dans une idéologie de l’ouverture et de la transparence, c’est à dire, ce lieu clos assez impénétrable, assez mystérieux, doit disparaître et l’artiste est sommé de travailler en toute transparence en collaboration soit avec d’autres artistes, soit avec des partenaires extérieurs, des entreprises, des collectivités locales, l’artiste n’est plus seul à produire son œuvre, il est une sorte d’expert sollicité dans des projets collectifs. Il y a une recherche d’efficacité, c’est ça le mot clé. Je veux être inutile, perdre mon temps à faire une peinture sans projet, non efficace.

KG : Quand tu parles de Christopher Wool c’est effectivement un exemple intéressant parce qu’il s’inscrit encore dans une continuité des avant-gardes où on parle de nouveauté, d’invention formelle, de choses comme ça, lorsque tu parles de conservatisme, de réaction plutôt, de retour à l’ordre, je partage le constat concernant la société en général, et le monde de l’art en particulier. Le fait que quoi que ce soit et la peinture notamment revendique l’inefficacité dans les valeurs qui sont les nôtres actuellement est absolument inadmissible. Tu parles de l’espace de l’atelier, de la manière dont tu peux confronter les travaux en cours, tout cela procède peut-être d’une pensée du montage. On le voit dans beaucoup de tes œuvres qui fonctionnent à partir de confrontations de deux formats ou qui sont en soit des montages et qui donnent lieu à des réglages assez fins. Tu parlais du nœud tout à l’heure, je pensais aux nœuds borroméens dont parle Lacan. Le nœud est en soi un montage aussi, une manière de faire rentrer en contact des choses qui sont théoriquement distantes, quelque chose se noue et on a une configuration d’images qui rentrent en contact et qui va produire autre chose, tu pourrais peut-être y revenir mais il y a aussi une pensée du montage qui est a priori très loin de toi, c’est le surréalisme, le collage, l’influence de la psychanalyse, y a-t-il pour toi des points de contact ?

PR : Comme beaucoup de jeunes sans culture visuelle particulière qui voulaient faire de la peinture, les premières peintures accessibles ont été celle des surréalistes. Max Ernst, Magritte et surtout Dali faisait partie de mon imaginaire. C’est étonnant que nous en parlions parce que c’est quelque chose que j’ai refoulé pendant très longtemps. Mes premières peintures avaient un côté post-surréaliste. Elles étaient composées d’éléments qui flottaient un peu comme dans les tableaux de Tanguy.

KG : C’était des éléments abstraits ?

PR : oui. Ça m’a toujours paru évident. Tout ce qu’on peint est abstrait, le fruit de notre imagination. C’est le cas de toute représentation. Je viens d’un milieu où il n’y avait aucune culture visuelle - c’est une des raisons qui m’ont poussé à devenir peintre - je me souviens de ma mère qui disait en parlant des dessins d’enfants : « il fait du Picasso ». J’ai commencé à me plonger dans les livres, à fréquenter les musées, à regarder les œuvres, à chercher à comprendre. Il y avait l’histoire de l’art qui est d’abord une histoire. Par réaction, le surréalisme m’a paru trop simple ou trop nul. J’avais honte de mes débuts. Aujourd’hui, je compose les gouaches comme des cadavres exquis ratés, les éléments hétérogènes des deux côtés de la page n’ayant pas forcément de liens entre eux.

KG : Il y a aussi un aspect processuel dans ta peinture.

PR : Comme pour tous les peintres j’imagine. C’est un aspect qui m’intéresse. J’aimerais l’analyser, le comprendre. C’est ce qui me pousse à questionner l’atelier. Il y a aussi un vrai plaisir de peindre, c’est indéniable, c’est passionnant. Il y a un moment où il faut finir le tableau même si c’est secondaire. Une peinture est terminée (abandonnée) quand je ne la reconnais plus, quand je suis face à une image intriguante qui résiste à être nommée. Il y a là une relation au surréalisme. Je ne cherche pas à faire des tableaux abstraits, je cherche à faire des tableaux sur lesquels on ne puisse pas reposer son regard. Il faudrait aussi aborder la question de l’imaginaire et de ses supports, les images, abstraites ou non.

KG : Tu envisages l’abstraction depuis la figuration, l’abstraction serait une espèce d’hyper figuration proliférante qui ne serait pas bloquée à une seule image.

PR : Oui. Il y a toujours plusieurs images qui luttent sous la surface. La liberté que je revendique implique de ne pas s’attacher à l’une plutôt qu’à une autre. C’est le tableau qui au final décide. Les seuls abstraits vraiment intéressants sont ceux qui ont rejeté toute idée de représentation, comme Josef Albers par exemple. L’abstraction impose une radicalité. Je ne me sens pas abstrait de ce point de vue. Je joue peut-être avec certains code de l’abstraction, j’utilise des images abstraites.

KG : Il n’y a pas de formule. Comment est-ce que tu te définirais alors ?

PR : Comme un homme qui fait des tableaux. Il y a un autre problème. L’être humain ne peut appréhender le monde qu’avec ses yeux. C’est une énorme impasse parce qu’on a quitté ce monde visuel. Les chercheurs sont entrés depuis longtemps dans le monde de l’invisible. Ils travaillent sur des choses qu’ils ne voient pas, des virus, des ondes, de l’énergie, des nanoparticules, des trucs qui n’ont plus rien à voir avec ce dont notre vision peut nous renseigner. On a déjà beaucoup de mal a accepter que la terre soit ronde, on continue de l’envisager plate. On a vraiment du mal avec les images abstraites. C’est la raison pour laquelle je continue a penser que la capacité d’envisager des images abstraites c’est ce qu’il y a de plus intéressant aujourd’hui parce que justement ça offre de nouvelles pistes pour comprendre le monde qu’on ne voit pas. Il ne s’agit pas de l’envisager comme un style ou un courant, juste une possibilité.


Paris, printemps 2014