Mickaël Roy



PHILIPPE RICHARD
Dépassement du point de non-retour
Exposition du 2 septembre au 11 octobre 2017 à la galerie Bernard Jordan


Peindre de mains en mains, parce que je suis vivant


    « Ecrire, parler de la peinture est une question qui résiste, parce que les mots sont inopérants, incapables de transmettre sinon en décrivant » confiait Philippe Richard en 20141. Il n’est pas rare en effet que les mots manquent ou soient insuffisants, face à l’œuvre, et reconnaissons le fait que certaines œuvres ne se prêtent guère au discours et à la description, sinon déceptifs, obligeant plutôt à tourner autour du sujet, à tenter de l’approcher, de le circonscrire. Et si ces œuvres déçoivent très volontairement l’attente d’un concept, c’est qu’elles ne dépendent d’aucun projet, mais peut-être bien plutôt d’une attitude à faire et à donnervoir, et peuvent en cela viser, si tant est qu’elles aient un objectif d’atteinte, bien davantage la sollicitation d’un percept, d’un stimulus dont la relation s’établirait entre le territoire de l’image, de son voisinage, et le regardeur de celle-ci. Le voir, le percevoir, après le faire, supplante le dire et parfois cela peut suffire, comme ici, reconnaissant dans le même temps que ce n’est jamais assez, que cela manque.

    Ces œuvres, les peintures de Philippe Richard, puisque c’est le langage visuel qu’il a adopté d’emblée depuis le milieu des années quatre-vingt, médium tutélaire de cette activité artistique qui vise à déposer sur une surface délimitée les traces visuelles et matiérées d’une activité gestuelle répondant à une décision prise dans un espace cognitif habité par l’usage de ritournelles visuelles, sont d’un régime particulier, celui d’un langage non verbal, qui, soustrait au régime de la figuration et de la narration, procède d’une activité intérieure, d’une certaine manière d’un monologue tout à fait personnel et qui pourtant convoque des formes, associées les unes aux autres, dont la reconnaissance — le fait de faire image — n’échappe pourtant à personne. Formes circulaires, carrées, rectangulaires, linéaires — points, lignes, plans, aplats chromatiques, débordements, etc, en somme, formes simples, non spectaculaires. Et cela, cet état arrêté des formes et des couleurs sans fard posées et reposées sur la toile, ce résultat d’opérations gestuelles et de pensées silencieuses, de décisions sourdes, cela se laisse faire — oui la peinture dans l’atelier de Philippe Richard « se laisse faire », non sans la difficulté du temps de l’attente pour que cela prenne, se fasse, tienne, et du temps de la reprise, de la poursuite et de la décision de l’aboutissement, car il y a beaucoup à faire — souvent plusieurs toiles à la fois coexistent à l’atelier, donnent le rythme et guident les choix en cours et à venir — tandis qu’in fine, elles se laissent voir.

    Mais cela ne se laisse pas voir d’un seul coup d’œil, de même que chaque peinture n’est pas le résultat d’un seul coup de main, quand bien même les traces de pinceaux débordent des formes et pourraient indiquer une rapidité d’exécution. Car il s’agit d’une peinture qui, de reprise en reprise, passe, pourrait-on dire de mains en mains. La peinture de Philippe Richard est une affaire de peinture, affaire tautologique sans être symbolique du métier de peindre. Une peinture sans histoire si ce n’est de son propre labeur. Une peinture qui cherche les voies de ses possibilités — c’est toujours compliqué d’y arriver et c’est en même temps nécessaire de s’y mettre. En cela, il s’agit d’abord d’une peinture anti-classique, qui par la quantité des tentatives, par le refus de la chose trop bien faite, l’acceptation de l’échec constitutif de ce qui apparait, ne recherche pas la production du chef-d’oeuvre, plaçant dans chaque toile le besoin et l’espoir de l’événement d’une expérience. Il s’agit aussi d’une peinture anti-moderne, sans programme on l’a dit, sans compotier sur le bord de la table et sans souhait de déconstruire le sujet,
et d’une peinture anti-contemporaine aussi, sans relation à l’actualité. Une peinture inactuelle, assez à part, disons-le, une peinture à contre-temps d’une certaine peinture dite d’aujourd’hui, qui correspondrait aux pratiques picturales d’une génération émergente, c’est-à-dire dans une certaine mesure, compilatoires,
néo-figuratives et dirty- abstraites, post-pop ou trans-média, soumises pour une part aux filtres des écrans de tous types, technologiques et perceptifs, qui infiltrent, conditionnent les points de vues, déterminent les mises en réseaux des informations, aussi diffuses qu’incertaines, renouvelant le logiciel des représentations. Cependant, il ne faudrait pas omettre que le principe du contemporain se définit par le phénomène de la co-existence, des individus, des générations, et des pratiques qui en sont contingentes. Dans une époque qui promeut la jeunesse de l’émergence, les uns et les autres discutent ou se regardent en chiens-de-faïence sans se voir, les uns étant portés par la vague du présent, les autres poursuivant le sillon engagé. Mais qu’importent les modes, puisqu’il s’agit en art, coûte que coûte, au-delà de l’esprit du temps, de veiller à l’émergence durable et permanente.

    Dans ce contexte, il arrive un temps dans une trajectoire de vie comme dans une trajectoire de d’artiste, celui de l’accession à un palier symbolique à l’endroit duquel les choix régulièrement opérés années après années et les chemins empruntés avec la constance et l’opiniâtreté des expériences du faire et du peindre, se sédimentent inévitablement les uns aux autres en un langage trouvé, en des positions et en des formes adoptées, en somme en des manières d’être et de faire, d’une certaine façon, irrévocables. Il semble en être ainsi en ce qu’il s’agit de la pratique artistique et plus largement de la manière d’être artiste et de faire art, investie par Philippe Richard depuis près de trois décennies, de la fin de sa formation aux Beaux-arts de Paris en 1989 et depuis ses premières expositions au début des années 1990 jusqu’à ses expériences les plus actuelles à travers lesquelles la peinture poursuit son œuvre dans l’espace donné de la toile et du châssis, aussi bien qu’elle s’en échappe, qu’elle s’expanse et qu’elle s’anime en des zones tridimensionnelles, stables ou mobiles, durables temporaires.

    Aujourd’hui, cette pratique picturale aussi bien constante que soucieuse de se découvrir tout à la fois amarrée à un système de réflexion et fébrile encore dans les évolutions qui se sont ménagées au cours du chemin parcouru, se manifeste à l’endroit d’un point de non retour atteint autant qu’en cours de dépassement : moment de synthèse, aussi bien qu’étape qui ne signale pas le terme du développement engagé, loin s’en faut. Ce qui est dépend de ce qui a été et ce qui sera ne le sera pas différemment. Les actes ont leurs conséquences et celles-ci connaissent tout à fait leurs causes.
Ce point d’atteinte n’est plus en cela un point d’attente, et le moment observé est celui à partir duquel les gammes connues et fiables, se repèrent et se dévoilent encore, sans gêne, sans faillir de la dynamique de répétition et de variation des formes employées et représentées. Car le moment est incontestablement celui de la reconnaissance et de la maturité d’un mouvement long à travers lequel la répétition se répète comme un leitmotiv et apparait moins comme un exercice par lequel les gammes se ressemblent plutôt que tel un moyen d’ouverture par lequel l’événement de la peinture qui s’annonce sous chaque geste engagé dépend de ce qui déjà s’est joué plus tôt et il y a plus longtemps. Impossible de changer de rythme, impossible de modifier la structure du travail, tout est déjà en place dans le champ délimité de cette recherche perpétuelle de l’espace ouvert en peinture. Et pourtant, rien n’est clos et tout, encore, est en cours de dépassement.
Philippe Richard, cinquante-cinq ans, ne fera pas autrement, mais continuera à faire, irrémédiablement.

    C’est alors dans ce cadre choisi, délimité, habité par des gestes, des procédures, des habitudes et des obsessions répétées et investies d’une énergie de recherche et d’exploration à la façon d’un exercice quotidien, que se déploie le caractère heureux et l’écriture vive de celui qui crée comme de celui qui vit — le mouvement est indissociable — selon un processus de mue régulier qui laisse indemne la colonne vertébrale du corps de l’œuvre et dont les habits qui se succèdent les uns aux autres font moins figures d’oripeaux abandonnés que d’un jeu de poursuite et de reprise plutôt que d’un système de réponse à l’impératif de la mode.

    Dans un texte de 1992, en écho à l’exposition de Philippe Richard à l’espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge, Olivier Grasser s’interrogeait déjà à ce propos : « Comment peindre et que peindre aujourd’hui qui n’éloigne l’artiste de sa gageure de contemporanéité ? ». Et il semble que si cette interrogation fut si juste à être formulée dans les premières années de jeu- nesse de Philippe Richard, elle trouve aujourd’hui sa réponse avec la même constance par le fait que cette peinture a tôt fait de décider de ne pas s’occuper de représenter le présent, mais bien plutôt de s’y inscrire, à côté, en ajoutant au monde du visible un état de formes qui lui sont insolubles — et souvent que le visible ne possède pas comme telles. C’est à ce titre, une définition possible, en contrepoint, du contemporain, cette qualité obscure de ce qui est à nos côtés sans apparaitre, à l’ombre de la lumière2, et qu’en d’autres termes avait déjà convoqué Charles Baudelaire, en opposant les qualités complémentaires du transitoire, c’est-à-dire de la mode et celles du poétique, de l’historique, en d’autres termes de ce qui dure et se transmet, d’une certaine manière pour des raisons ineffables3. A ceci près qu’il était question de beauté dans l’esprit baudelairien tandis que chez Philippe Richard il ne saurait en être question, lui qui ne boude pas son plaisir à faire de la peinture comme un corps se répand en fluides et jusqu’en terre. Et si cela encore a à voir quelque chose avec une certaine condition de l’existence, c’est que la fluidité de la peinture dispute sa condition avec son autre versant, celui d’une existence opaque et rugueuse.

    Il y a en effet dans le développement pictural entrepris par Philippe Richard quelque chose d’une conscience de son être historique, c’est-à-dire d’une continuité, d’une généalogie. Il n’est pas rare d’ailleurs qu’une peinture naisse en pensant, là à un Chardin, ici à un Monet. Les liens sont invisibles, seul l’œil est informé, la filiation est bien ineffable. Mais par delà les citations impossibles, il n’y a en propre, ni abandon, ni ruptures, mais maturité et évolution. L’espace de la peinture en cela serait en partie, pour les artistes qui le veulent ainsi, un espace préservé, un lieu conservé, à l’abri du temps, de ses images, de ses soubresauts les plus bruyants et les plus amers, ceux qui bousculent.

    Et il y aurait par là une manière tout à fait contemporaine, c’est-à-dire d’être avec le temps tout en faisant une peinture exempte des faits et figures de l’actualité, une peinture qui lui résiste, qui s’occupe, ne voit pas, ne veut pas voir, et qui par cette décision, occupe aussi l’espace et le temps — de l’artiste, de notre attention.

    En cela, il n’est pas anodin d’avoir à l’esprit que Philippe Richard envisage le métier de la peinture comme le moyen d’occuper le monde, d’occuper son monde et de l’augmenter d’artefacts, car, dit-il, « quand je fais de la peinture, la question est finalement d’occuper un espace pictural choisi, de trouver une méthode, une possibilité de faire, de créer quelque chose dans cet espace »4. C’est sans doute pour cette raison que « chaque peinture doit trouver sa solution », explique-t-il par ailleurs. Cette liberté que l’artiste accorde à la peinture, à l’égard de ce qu’elle reçoit et émet comme décisions, est à l’avenant de la liberté qu’il s’accorde également, celle des errements indispensables afin de parvenir à ce que les images existent. Cela se produit dans le cadre d’un système pictural dans une certaine mesure involontaire, qui procède par superpositions et recouvrements aléatoires, qui ne prévoit ni de plan de composition ni de recherche de figure ou de forme au caractère particulier. Philippe Richard laisse venir la peinture à lui comme il entre en peinture à chaque nouvelle conversation qu’il entame avec une surface disponible.

    Le corpus de peintures récentes que l’artiste propose pour la présente exposition à la galerie Bernard Jordan est à l’avenant de ce système de production pictural qui n’a pas cessé d’ajouter des suppléments d’âme à ce que l’être, la main et l’esprit n’ont pu s’empêcher de faire, des années durant. Toutes « sans titre », elles poursuivent l’expansion d’un vocabulaire qui coordonne des positions flottantes en cercles, en courbes, en grilles, en aplats et en ombres, éléments tantôt fugitifs, tantôt virtuellement en saillie du support, qui échappent et qui accrochent alternativement le regard. Avalanche de cubes en quinconce. Contamination sinusoïdale d’une zone tripartite. Infiltration d’un corps organique qui ne manque pas de cellules fécales en décomposition. Rassemblement festif de noyaux de vie. Circuit, réseaux, embouteillages, processus de digestion, de disparition. Disques, filets, étrons, substances et fantômes. La peinture ne dit ni ne montre pas tout.

    Mais les peintres vivent longtemps.


Mickaël Roy, août 2017



1 extrait de l’entretien avec Karim Ghaddab, peinture sans objet, 2014, in. Philippe Richard, sans titre, galerie Bernard Jordan, 2015 2 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, 2008, Editions Payot & Rivages 3 Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, 1863 4 extrait de l’entretien avec Karim Ghaddab, peinture sans objet, 2014, in. Philippe Richard, sans titre, galerie Bernard Jordan, 2015