Olivier Grasser



dans « Philippe Richard »,
Espace d’Art contemporain Camille Lambert, Juvisy sur Orge



    Sur la bande de papier ou l’écran vidéo de l’appareil, les énergies du corps s’inscrivent en sinuosités régulières et en tracés convulsifs. Les tracés défilent et se remplacent à un rythme dont la permanence garantit la vie. Du point s’échappe la droite que les soubresauts du corps transforment en courbes et en secousses. La ligne, et le point sont les bornes essentielles de cette succession d’artefacts vitaux, les signes de l’avant et l’après entre lesquels tout doit se dérouler. Vocabulaire pictural de base pour rendre compte de forces physiques essentielles, ils sont l’enregistrement graphique d’un savoir physiologique encodé.

    Les peintures de Philippe Richard transcrivent aussi une énergie vitale et un savoir souterrain. Elles sont comme des écrans, des réceptacles, des lieux d’inscription de respirations graphiques. Des plans ouverts, qu’aucun bord ne vient arrêter et que l’imagination fait se prolonger au-delà. Des formes simples, entre point et écriture rapide. Les traversent, y flottent, y circulent. Elles retiennent le regard en surface et, de toile en toile, se superposent les unes aux autres sur le fond de l’oeil. Sur l’écran vidéo, chacune de ces fractions du temps s’enchaîne l’une à l’autre. Dans la peinture au contraire les couches superficielles de couleur recouvrent les plus anciennes, se nourrissant d’elles et de leurs souvenirs lumineux. Profondeur et temps du tableau s’accumulent.

    Chaque peintre et chaque peinture sont porteurs d’un savoir intrinsèque, la somme des phénomènes qui les définissent au présent. C’est un savoir personnel, diffus comme une mémoire, en même temps qu’un savoir culturel, aussi primordial qu’oublié et intégré, comme les rythmes du corps. Le savoir de l’histoire : comment peindre et que peindre aujourd’hui qui n’éloigne l’artiste de sa gageure de contemporanéité ?
    Le savoir de Philippe Richard est d’avoir mûri son désir à l’ombre des retournements successifs de l’art contemporain. Il s’est aussi nourri de peinture ancienne et là, ce qui le touche, ce sont les qualités du peintre, les moyens employés pour donner vie et force à son image.

    La figure en dit déjà trop, elle est réductrice ou trop simplement narrative. Il n’y a rien à raconter ni à illustrer. Trop de gestualité, trop de matière dans l’abstraction, et le tableau dévoile une intimité indiscrète. Il connaît aussi l’art construit et l’art minimal, mais c’est vraiment trop froid. Et si l’absolu de monochrome le séduit, ce qu’il aime vraiment, c’est la peinture, ses qualités, ses paramètres ; espace, fond, couleur, matière, surface, forme, signe. Investigation du champ de la toile, sensualité de la teinte, la couleur, son pouvoir et son espace. Ce qui compte, c’est ce qui se passe réellement sur la toile, ce que peut dire la peinture dans son langage propre.
    Il décide de en retenir que ce qui le convainc et de laisser le superflu. Raviver la peinture sans la galvauder.

    L’énergie qu’il transcrit, elle ne dépend pas de la connaissance mais de l’envie et du plaisir.
    Ses peintures s’ouvrent sur des espaces profonds mystérieux et silencieux. On a envie d’y plonger, frontalement, sans hésitation.
    D’autres suggèrent plus de retenue, de s’accrocher à cette vague qui passe et de se laisser emporter plus loin.
    Des châssis s’allongent, en quête d’espaces nouveaux à explorer. La couleur se dégrade, les eaux s’éclaircissent. Le sédiment se dépose, la couleur s’intensifie au fur et à mesure qu’elle poursuit le tracé dans sa course. Les dimensions de la toile s’adaptent au tracé. A moins que ce ne soit l’inverse. Voilà des tableaux qui parlent de connivence, de relation étroite entre fond et forme. La peinture est une question d’adéquation, d’adaptation précise de ces composants entre eux, et s’il ne doit y avoir qu’une seule solution possible, elle sera la quête du peintre. Des châssis, comme grimpés l’un sur l’autre, partent à l’assaut du mur, des panneaux de polyptiques. L’expressivité des couleurs se propage et répond aux aventures que sont les toiles voisines. Le message, le sentiment, l’émotion, doivent se prolonger d’une toile à l’autre, avec la même exigence de la possibilité, unique.
    Des lignes, ni geste, ni géométrie, traversent le tableau, s’essayant par l’horizontale, la diagonale, le zig-zag, à en repousser les limites. Philippe Richard navigue entre la fougue de voir exploser le format, et l’envie de s’y contraindre, comme un choix éthique. Il a le geste précis, celui qui donne au tracé sa spontanéité et sa fraîcheur. Mais combien d’essais a-t-il fallu pour que cette forme ovoïde d’apparence brute et première affirme sa juste place, son équilibre dans le périmètre qui lui a été imparti ?
    Chaque toile est un espace de circulation, une zone d’expansion de la couleur et du trait. Car le seul élément graphique qui le préoccupe, c’est le trait, la ligne, le point accouché, qu’il élève parfois au rang de cercle, et dont il voudrait dévoiler l’âme profonde, les tremblements. Les lignes se dédoublent et vibrent. Le cercle se déforme et s’irise, laisse sourdre à la surface la lumière des couches profondes, comme un vitrail opaque. La peinture de Philippe Richard donne du plaisir, de la joie. Parce que sous une facilité apparente, elle est plaisir et joie, sans humeur et travail fastidieux.

    A l’heure où la peinture est régulièrement attaquée, jugée et enterrée, Philippe Richard croit à la pérennité de son existence. A l’heure où l’art envahit l’espace dans toutes ses dimensions, lui encourage les vertus du regard, l’échange entre l’oeil et l’oeuvre. Dans le respect d’une tradition, il essaye d’en reprendre à la base les éléments et de réactiver leurs qualités premières. Son désir qui passe au travers du filtre du corps, accouche de la peinture. Sa peinture est une trace, une transcription dans un médium donné d’énergies du monde qu’elle seule devrait pouvoir transcrire.

                                                                                  Olivier Grasser, octobre 1992