Pierre Giquel



Antipersonnelle
Philippe Richard
Egide Viloux

Exposition du 25 septembre au 14 novembre 2004 à l’H du siège, Valenciennes
Exposition du 15 avril au 25 mai 2005 à la galerie Villa des Tourelles, Nanterre



La valse des chassis



    Le monde est grippé. Comme on le dit d’un moteur. De toute évidence, ça tangue, sursaute, ça cale, mille bruits, il y a désordre, on s’efforce de colmater la brèche, on craint la catastrophe,  puis tout à coup un geste libère un souffle, le sang afflue, on monte au ciel, on devient souple, on jouit à présent, le monde ressuscite, il a repris des couleurs. A l’image de ce monde, pour Philippe Richard et Egide Viloux, la peinture et son exposition s’orchestrent sous la forme d’une ronde infernale et joyeuse, bancale, tordue et sûre, improvisée et précise jusqu’à certaine méticulosité (le renouvellement de la flamme est à ce prix et le jazz n’est pas loin), plusieurs sangs s’agitent ici, on ne doute pas qu’il a fallu trancher parfois à même le cahier des charges que l’histoire a l’habitude de tendre. Ainsi l’histoire de l’art, récente ou non, se trouve avec eux prise à partie dans ses affirmations, avivée, un rien pervertie dans la distribution des rôles. Inquiète dans ses supports, entraînée dans ses surfaces, la démarche se prête aisément à une forme moderne du débordement, l’échangisme, et l’on troque allègrement une toccata pour une valse nerveuse, carrément iconoclaste.
    L’aventure se joue à deux, et de cette association naissent les certitudes et les équivoques. L’expérience reste libre, les instruments sont réunis pour une opération de visibilité optimum, on dirait qu’il n’y a plus de place pour la précaution, il est trop tard pour minimiser les décisions, il faut se jeter sur la piste, entraînant l’autre, changer de rôles sans doute pour amplifier ou prolonger certains gestes, aimer l’incontrôlable.
    Devant cette valse nourrie de droites et de sinuosités venimeuses, de rondeurs capiteuses, de rectangles percés, de bois et de toiles fracturés, assemblés, renvoyant dos à dos les catégories de la sculpture et de la peinture en provoquant d’improbables coïts, des monstruosités d’autant plus dangereuses qu’elles ont pris les traits de l’élégance, à la lecture de cette partition insolente, franchement décomplexée, je me surprends à rêver à des propositions qui excèdent mes compétences de regardeur, j’imagine des traités de paix qu’on signe en une nuit alors que fument encore les feux d’un combat séculaire. Les fiançailles se vivent à mains nues et l’abstraction frissonne sans sourciller au contact des figures.
    Il est rare qu’au milieu d’un tel déploiement fuse un éclat de rire. J’avoue n’avoir pas cherché à le dissimuler, comme si je n’avais pas cherché à me défendre d’une attitude trop légère. Car c’est cette légèreté qu’interceptent ces œuvres attentives à ce qui vacille, entre ce que je crois identifier et ce qui échappe, entre une cacophonie annoncée et le calme qui vient, magistralement.
    Il existe des fantômes qui plombent le paysage. Les fantômes de l’art sont nombreux, reptiles insidieux et dévorants. Pour éviter les venins qui figent, le pas doit être vif, la mobilité aisée. A ces écarts nécessaires, il faut une amplitude forte. Philippe Richard et Egide Viloux se sont donnés cet élan, loin des donneurs de leçons, ou des dévots patentés. Chacun posté généreusement, rieur, toujours prêt à faire du tableau un prétexte à grandes enjambées, à trouver pour le volume une occasion prompte à déculottage, à dépliage et « empliage »instantanés, chacun traçant des caprices, pour une démobilisation générale du bon goût, de la mesure et des carcans théoriques qui méritent quelques beaux saccages.
    Chaque époque s’encombre d’une sévérité. Les modèles en sont le passage obligé et la malédiction. Certains leur préfèreront la délectation d’un détachement. Parfois la rupture est saignante, parfois brouillonne, hésitante. Ici, et ce n’est pas une affaire oedipienne, la rupture est bien consommée mais sans heurts, sans dogme. L’humour est un renard qui semble avoir pris son temps pour s’immiscer entre deux patrouilles, entre deux gardes. Profitant d’un moment de distraction de la part des factions en service, notre duo entonne la valse des châssis, sur un air nouveau, et vivifiant, dégagé tout à fait. En les accompagnant, nous nous donnons une occasion encore d’aimer. En nous frôlant l’un l’autre.

Pierre Giquel, 2005