Stéphanie Katz



Quartiers d’hiver
Frédérique Lucien
Philippe Richard
Exposition du 12 janvier au 10 février 2019 à L’orangerie, Sucy-en-Brie



Eros et Thanatos, maîtres en orfèvrerie.



« -Grand-Maman, depuis quand as-tu commencé à te pencher sur ton jardin ? -J'ai commencé à regarder mon jardin de près au lendemain de la disparition de P. Mais j'ai mis de très longues années à donner naissance au plus délicat jardin de la vallée. » (Carnets de Stéphanie. Extraits)



Le roman moderne des formes


D'hier à aujourd'hui, de Eu à Sucy-en-Brie, Frédérique Lucien et Philippe Richard nous content avant tout une histoire de formes. Par exemple, le duo nous rappelle que, du plus loin que l'humanité se souvienne, l'ornement procède d'une écriture qui travaille aux frontières du visible et du langage. Signes pariétaux, tatouages, tapisseries ou décors sur poteries sont les manifestations trans-historiques d'une musicalité décorative, qui dit silencieusement la partition des désirs et des rages de l'humanité. Tout se passe comme si, se tenant tapi au creuset des motifs immémoriaux, l'inaudible des guerres que se livrent les corps s'offrait depuis toujours au décodage. Il suffirait pour s'en convaincre de parcourir les continents, afin de prendre toute la mesure du langage décoratif qui signe l'émergence des communautés humaines.

Sans chercher à remonter à l'aube de l'humanité, nous pouvons formuler l'hypothèse que le temps dans lequel œuvrent Frédérique Lucien et Philippe Richard est travaillé par la réminiscence d'une rupture ancienne, celle qui au tournant des années 1900 relançait une fois encore l'ambivalence que les hommes nourrissent envers le décoratif.
Placées sous le signe de la brutalité de la première révolution industrielle, deux avant-gardes artistiques – venues, il faut le souligner, en soutien des avant-gardes politiques – se fondent sur un même constat, pour en déduire des propositions plastiques divergentes. Ce monde nouvellement industrialisé, levant le voile sur les disparités sociales violentes qu'il générait, alimentait en réaction le rêve révolutionnaire d'une modernité plus égalitaire, juste et généreuse. Au tournant du siècle, dans le champ de l'art, ce constat se formule par la volonté de dégager l'oeuvre des seuls salons de l'élite économique, pour inventer les modalités d'un art « pour tous », capable de traverser les frontières de classes, de cultures, de langues, de traditions. Les années 1900 assistent alors à l'émergence d'un rêve inédit : non plus seulement un art d'opposition, mais un art capable de changer les modèles du « vivre ensemble », qui pourrait être facteur de révolution.
Pourtant, par-delà l’homogénéité du constat, la question décorative et ses implications installent étrangement une ligne de fracture au sein de cette avant-garde artistique.

Pour certains, qui se reconnaitront bientôt dans la nébuleuse du constructivismepuis de l'Ecole du Bauhaus, ce nouvel art social prend sa source dans une proximité entre la création et l'industrie. Accessible au plus grand nombre, fonctionnelle et utilitaire, reproductible en série, la création veut alors travailler à une simplification des formes, un effacement de l'anecdote et du décoratif. Toute valeur artistique devant se rapporter à l'intelligence de l'usage, l'oeuvre s'interroge elle-même comme médium et processus, dans un élan soustractif de purification des formes. Logique que l'on pourrait retrouver, de loin en loin, dans l'usage modulaire du cube et la mise en crise de la planéité de la peinture chez Philippe Richard, ou dans l'esthétique de l'inventaire, de la grille, et de la production sérielle dans les dessins et volumes de Frédérique Lucien.

Toutefois, la pertinence du duo s'élabore tout autant en référence à une seconde avant-garde, plus moderne que moderniste qui, à la même époque, préfère parier sur les complicités entre art et artisanat. Sous le fouet de l'industrialisation sauvage qui dissout l'intelligence humaine du geste dans la division mécanique du travail, les créateurs proches de Art and Craft, de la Sécession Viennoise, ou de l'Art Nouveau, ne se laissent pas séduire par les promesses d'un progrès oublieux du passé. A l'inverse, désireux de faire pénétrer l'art dans l'espace domestique commun, ils vont insister sur la collecte des savoir-faire, la mémoire populaire du langage des formes, ou la transmission de l'intelligence des gestes. Si bien que, contre la valorisation d'une esthétique moderniste de purification internationaliste des formes, c'est toute la mémoire refoulée de l'ornementation populaire des objets d'usage qui reconquiert ses droits. La tonalité révolutionnaire du projet s'entend ici dans un renversement des hiérarchies formelles, la pertinence du langage décoratif traditionnel étant revisiteé par un imaginaire du futur, afin d'être promue au statut d'art.

Une réflexion s'initie alors, visant à décoder les logiques plastiques implicites qui régissent la ligne décorative. L'observation des vitraux, mosaïques ou tapisseries antérieures oblige les artistes à revisiter l'opposition classique entre Nature et Culture. Ils repèrent que le geste décoratif traditionnel systématise une prise en charge symbolique de la force générative de la Nature, par un cadrage formel contraignant. Loin d'être aléatoire et dépourvu de signification, l'élan décoratif naît d'un processus non naturaliste qui vise volontairement une esthétique de l'artifice. Force d'invention, la Nature est pensée comme un réservoir de formes qui sont prélevées par fragments. Liane, dentelle de feuillage, ou aile de papillon, seront schématisées de façon à constituer un module symbolique répétable. La ligne décorative se constitue alors comme une partition métrique qui scande et entrelace des modules dénaturalisés en une multitude de refrains visuels diffractés. L'élément naturel est ainsi cadré, répété, scandé, « artificialisé », « cultivé » dans la grille d'une grammaire plastique qui fonctionne comme un langage.
De part et d'autre, Frédérique Lucien et Philippe Richard, reversent au champ contemporain de l'art cette méthodologie décorative ancestrale, réveillée au tournant du siècle. On reconnaît par exemple chez Frédérique Lucien l'élément organique, pistils, bourgeons, nombrils, saisis par l'aléatoire de la main qui dessine, puis ré-organisé dans un inventaire qui contient et rythme la prolifération naturaliste. Ou encore, la présentation en série de sections de corps identiques, repris dans la délicatesse tactile du moulage ou de la porcelaine, formant une chaîne de modules décoratifs. De son côté, Philippe Richard maquille ses structures d'un jeu de lignes et de taches colorées qui contient dans un dictionnaire graphique l'infinité des possibilités de la peinture. Ou encore, partant du plan et du châssis qui signent le médium pictural, il déplie la ligne décorative en assemblages de cubes et cadres qui composent pleins et vides en une variation de bâtis imaginaires qui ornent les sites d'expositions à la manière de parures d'orfèvrerie.

Ainsi, une première approche de la rencontre entre les œuvres de Lucien et Richard met en évidence un questionnement commun relatif à l'héritage du décoratif et son potentiel subversif. En effet, à l'heure où les projets de purification formelle ont reversé les avant-gardes au champ des formalismes stérilisants, et où la prolifération décorative noie les regards dans une errance optique en carence de sens, comment rebattre les cartes d'un art aux prises avec son présent? Comment mettre en crise les dogmatismes formels sans sombrer dans une vacuité des formes ? Faisant le constat que de part et d'autre de la querelle des formes, les XXe et XXIe siècle ont dressé des impasses, comment poursuivre cet élan qui veut défaire les enfermements formels, défaire le tableau, défaire le socle, défaire la figure, défaire le décoratif, défaire le plan, défaire le bâti, sans prendre le risque d'y noyer sens et implication? C'est tout le pari de cette rencontre à double détente, qui commence par installer le visiteur dans le champ des héritages formels et des questionnements qu'ils induisent. Très vite, un labyrinthe de propositions se dégage, qui renverse tous les faux acquis, mettant en évidence que la formulation même du questionnement est aujourd'hui caduque, qu'une grille purifiée fonctionne comme un motif décoratif, ou qu'un module décoratif répété peut évoquer une production en série. Le processus de recherche doit ré-inventer ses règles et s'impose comme un jeu de piste : il faut tout remettre à plat, jouer de l'informe, puis tout reprendre... Comme on le dirait d'un travail de couture.

Le roman charnel des sites


Poursuivre la métaphore couturière de la coupe et de l'assemblage permet de dégager l'ornement de l'accusation de vacuité décorative, pour le déplacer du côté du signal des frontières, du repérage des limites. L'ornement conçu comme « crime » aura longtemps eu raison de la question décorative. Mais placé sous le signe du marquage, il retrouve la dimension opératoire de ce qui conjugue dedans et dehors, contenu et contenant, surface et profondeur, vide et plein, voire bientôt derme et organe. Il a pourtant fallu attendre le détour anachronique de Matisse par le Maroc, pour que l'arabesque et la scansion décorative nous reviennent par l'Orient.
Quand Matisse part au Maroc, il est aux prises avec la question moderne par excellence, qu'il formule toutefois sur un mode singulier. Comment, en effet, défaire la peinture des pièges de l'illusion spatiale perspectiviste et l'affirmer pour ce qu'elle est, une surface plane composée de lignes et de taches colorées ? Mais pour autant, comment dans cet élan d'affirmation de la peinture comme médium, ne pas renoncer à la figuration ? Matisse a l'intuition que la redéfinition moderniste de la peinture mène irrémédiablement au monochrome, qu'il récuse. Comme pris au piège des limites de la tradition occidentale, il éprouve le besoin de rompre avec ses héritages pour chercher dans d'autres modèles une solution. Or, ce qu'il découvre au Maroc n'est pas tant un nouvel art de peindre, qu'une haute tradition architecturale qui articule le plan décoratif au bâti. Là où l'Occident encadre des scènes figuratives narratives, l'Orient insiste sur le prima du vide que l'architecture enveloppe et désigne comme espace spirituel. C'est tout un art de la façade ornée, des arches cernés de guirlandes végétales, des minarets encadrant l'immatérialité du ciel, qui organise une relation systémique entre le vide et le plein, l'invisible « désigné » et le décor « désignant ». Si bien que, quand Matisse rentre du Maroc, il cache dans ses valises la double charge opératoire de l'arabesque décorative orientale d'une part, du bâti comme support et contenant d'autre part. On sait comment La Danse, dans ses différentes versions, pose l'ensemble des acquis orientaux de Matisse. De la courbe à la figure, de la tache à la fresque monumentale, il s'agit toujours d'envisager l'intervention picturale comme un cerne qui cadre la béance, le trou, qu'aucune figuration ne parviendrait à définir. Le site d'intervention prend ici toute sa dimension opératoire, devenu le véritable sujet du peindre. La ligne décorative ne se déploie plus pour elle-même : elle est ce qui accompagne la capacité architecturale à mettre en œuvre le Templum des origines, site de bascule ou la réalité mesurable se renverse en une faille infinie.
Dans un tel contexte, il devient impropre d'accuser l'ornement de vacuité et d'insignifiance. Ce serait ne pas comprendre que l'arabesque ne convie pas le spectateur à la contemplation. Au contraire, elle circonscrit ce qu'elle ne peut montrer, invitant le regard à faire l'épreuve de ses limites. Tout se passe comme si la ligne décorative orientale maquillait ce qui échappe au regard, précisément comme on maquille un œil : en traçant une ligne à sa marge.

Héritiers de ce retour oriental du décoratif dont Matisse est le nom, Frédérique Lucien et Philippe Richard se souviennent de toutes ces installations qui, déjouant les lois formelles, ont toujours conjugué l'espace et le signe. La Chapelle du Mastaba d'Akhethétep du Louvre, les Nymphéas de Claude Monet à l'Orangerie, l'atelier de Piet Mondrian ou les interventions de Daniel Buren au Musée du Guggenheim, sont là pour rappeler que l'aplat, la figure, autant que le motif, se sont de tous temps articulés à la question de l'enveloppement spatial.

C'est par le prolongement d'une telle prise en compte de l'architecture comme site d'accueil, support et enclave préservée, que les deux pratiques de Lucien et Richard vont organiser la scénographie informulable d'une rencontre véritable. De la Chapelle des Jésuites de Eu, à l'Orangerie de Sucy-en- Brie, une histoire chemine, depuis la douloureuse tenue à distance d'une « Chambre à part », jusqu'à l'apaisement d'un « Quartier d'hiver » dans lequel l'agitation des passions s'est déposée comme une braise au repos. De Eros à Thanatos, ce sont toutes les séquences de l'appel des corps, de la guerre radicale des désirs, et de la difficile reconnaissance de l'autre qui installent leurs dramaturgies plastiques. Ainsi, de La Chapelle à l'Orangerie, ce qui est à observer est moins la délicatesse d'une pièce ici, l'instabilité d'un échafaudage là, que le tourbillon qui entrelace un univers plastique dans l'autre, afin de cerner le noyau d'intensité du choc de la rencontre.

Au spectateur de se tenir au bord de l'arène, pour observer l'invisible combat d'Eros et Thanatos au travail de l'art...

Jouissance et refroidissement du roman pulsionnel 


Conçue en deux séquences, l'exposition prend son départ dans la Chapelle des Jésuites de Eu, dans laquelle est disposé le tombeau de Catherine de Clèves, au côté du cénotaphe de son époux, le Duc de Guise. Brulés, les restes du corps de ce dernier ont été jetés dans la Loire. Par-delà les réminiscences historiques, ce site chuchote à l'oreille du visiteur une tension que les deux artistes mettent en lumière. Alcôve pacifiée qui appelle le visiteur au recueillement spirituel, la Chapelle des Jésuites à Eu fait résonner en sourdine la guerre des corps qui se joue à bas bruits sous tout contrat d'alliance. En effet, là où la tradition a l'habitude de réunir les couples de défunts dans le même tombeau, Catherine de Clèves et le Duc de Guise sont ici séparés dans deux monuments distincts, qui semblent à la première approche être installés en parallèle dans une disposition homogène. Pourtant, une observation plus attentive installe un trouble, quand il apparaît que plusieurs représentations de l'un et de l'autre se font face, comme pour une controverse frontale. Le fantôme d'une discorde, puis peut-être d'une négociation sur fond de renoncement, donne à cette alliance complexe une dimension singulièrement moderne. Epargné de toutes les fausses naïvetés qui aseptisent les mythologies amoureuses, le spectateur d'aujourd'hui entend résonner, à l'horizon de cette alliance du fond des âges, une rengaine qui le concerne.
C'est alors l'architectonique de l'ensemble de la Chapelle qui s'organise comme un corps imaginaire, site charnel de la confrontation des désirs. Véritable matrice des appels, des heurts, et des apaisements, la Chapelle de Eu ouvre le regard du visiteur sur la dramaturgie des amants, que les deux artistes mettent en scène. Alors que des flèches bariolées se fichent avec détermination dans les anfractuosités de la muraille, des échafaudages peinent à maintenir leur verticalité en érection. Les manifestations de ces ambivalences masculines travaillent en résonance avec les ourlets sensuels de doigts ou de mains suppliantes, qui sont autant d'appels à la pénétration que de clôtures. Jusqu'à ces deux mains en prière déposées au creuset d'un bénitier, qui disent d'un même élan l'humidité désirante du coquillage et le verrouillage défensif contre toute intrusion. Sur des grands plateaux qui biaisent l'espace et déstabilisent le rigoureux ordonnancement géométrique de l'architecture sacrée, le caractère fragmentaire et répétitif des mains en prière évoque tout à la fois un corps mis à mal, les reliquaires d'une martyre, ou les restes d'un supplice. Les modules de couleurs ovoïdes qui se tracent un chemin dans ce labyrinthe de fragments organiques sont autant de taches ou d'écoulements qui hésitent entre mandorles érotiques et plaies. Alors que le principe plastique de la répétition renvoie au règne de l'obsession d'une pulsion mortifère, la délicatesse des pièces, le chatoiement caressant des palettes et la tonalité ludique du montage d'ensemble disent le jeu amoureux autant que ses peines. De toutes parts la Chapelle lève le voile sur la bataille des désirs, sur les prédations et les abandons, les offenses et les renoncements qui scandent le grand théâtre du jouir.

La seconde séquence de la rencontre nous parle du cycle inévitable des saisons, de la mise en repos de l'énergie germinative, et d'un fruit amoureux exotique placé sous serres en période de refroidissement. L'Orangerie du Château est un espace de rangements, de soins et de stockages. Tout ici respire au ralenti, dans un processus de préservation et de restauration énergétique, qui met en sommeil les prises de risques. Dans la serre, au mois de janvier, c'est le moment de déambuler, de pointer les pertes et les acquis, de trier, voire d'oublier dans les recoins les rebuts trop usés par la vie. Si on retrouve le dialogue entre l'érection verticalisée et l'épanouissement horizontal, c'est ici dans une cohabitation apaisée que les formes se souviennent des années de querelles. La masse tonitruante des cubes et des cadres n'éprouve plus la nécessité d'être inquiétante et offensive. Lignes et couleurs, assemblages de pleins et compositions des vides, suspensions et accrochages précaires, tout ce vocabulaire de bagarreur semble avoir déposé les armes pour mieux renouer avec un rire d'enfant malin. Au contraire, c'est un parfum de cabanes en forêt, de jeux de fléchettes et de déguisements bricolés qui se déplie dans ce magasin de la mémoire, où la maturité renoue avec une fraîcheur enfouie.
Dans le même élan, les fragments de corps sont moins les effets d'une implosion sous le fouet dévastateur des pulsions, qu'une multitude de petits capteurs à plaisir, semés ici et là. Délicats, de textures et tonalités variables, ils jouent une partition peu naturaliste qui évoque l'imaginaire surréaliste des contes de fées d'un Cocteau ou d'un Jacques Demy. Lèvres, oreilles, genoux, nombrils, tétons, vulves, fonctionnent comme autant d'organes frontières qui accueillent les excitations du dehors, pour les métaboliser en un plaisir du dedans. Invitant le visiteur à l'immersion, ils se proposent comme un vêtement tactile à adopter, afin d'éprouver les émotions charnelles de l'autre. Dans l'Orangerie, le gros-plan qui, dans la Chapelle, segmentait l'organe, apparaît moins comme une diffraction de l’homogénéité subjective, que comme une cartographie des plaisirs. L'intégralité du volume architectural du bâtiment se déploie comme une enveloppe corporelle unifiante et protectrice, à partir de laquelle des retrouvailles apaisées du sujet avec son propre corps, puis avec celui de l'autre, deviennent envisageables. Jusqu'aux mots secrets qui parviennent à remonter en surface, sous la forme de rouleaux cireux flottants et encagés, offerts autant que préservés.

Le roman d'amour de la création


De la Chapelle à l'Orangerie, sur quel chemin nous ont menés F. Lucien et Philippe Richard ?
Il s'est tout d'abord agit de prendre la mesure d'une cartographie des héritages plastiques sans lesquels l'oeuvre ne peut être située dans ses partis pris et positionnements historiques. La charge décorative des deux propositions oblige à revenir sur les implications subversives d'une relève du refoulement de l'ornement, tant populaire que oriental, mise à distance caractéristique de l'art du XXe siècle.

Le roman amoureux qui court sous les deux propositions comme une légende permet de dire à haute voix le véritable enjeu du décoratif. En effet, c'est plus certainement la complicité que le décor entretient avec les émotions charnelles, que son véritable potentiel révolutionnaire qui l'a tenu à l'écart des académismes modernistes. Cette complicité entre ornement et pulsion trouve sa source dans la constitution subjective de l'enfant que nous avons tous été un jour. Le plaisir induit par la satisfaction ornementale relance l'association archaïque entre la pulsion scopique et la pulsion tactile qui la fonde. Quand le tout petit envisage de prospecter au-delà de sa main, il adapte sa logique scopique à sa mémoire tactile. C'est précisément cette empreinte que le tactile dépose dans le scopique, qui fonde la décharge émotionnelle éprouvée à l'occasion d'expériences visuelles à l'âge adulte. On comprend alors la forte valeur charnelle active dans toute approche décorative qui insiste sur les textures, les volumes, les couleurs, ou les répétitions de formes. Ainsi, sitôt que l'histoire éprouve le besoin de tenir les corps en respect et de maîtriser, voire conditionner, la liberté charnelle, la question du décoratif refait surface, soit sur le mode de l'effacement, soit sous celui de la standardisation stérilisante.

C'est dans cette perspective d'un déplacement de l'enjeu des corps sur le décor, que nous pouvons finalement approcher l'ensemble de la proposition qui nous a conduit de « Chambre à part » au
« Quartier d'hiver ». En effet, si la dimension ornementale offre une jouissance archaïque en partage, elle lève alors de voile sur les ambivalences du désir à l''oeuvre dans la création. Toute expérience artistique qui relance le scopique dans le champ de l'ornement travaille à mettre à nu les intensités de la bataille des corps, ses radicalités, ses effondrements, ses réussites et ses impasses. A ce titre, les deux installations sont envisageables comme la mise en scène plastique des conflits qui nouent Eros et Thanatos. Dans une alternance de formes et contre-formes complémentaires, la mécanique du désir se présente comme une recherche de cible, un tire dévié, et le ratage de la visée. Tout autant, désirer s'apparente à une prière, un appel, la promesse d'une offre, et l'incomplétude du don. Dès lors, la rencontre avec l'autre comme étrangeté, la reconnaissance de sa propre incomplétude, et l'acceptation d'un rapport amoureux toujours sur fond de malentendu, nécessite un refroidissement des saisons de l'amour. La difficulté tient au fait que c'est précisément quand l'autre devient accessible dans sa différence et sa distance, que le partage véritable est permis.

Bien sûr, cette dentelle amoureuse sur fond de renoncement, dont la double rencontre de Frédérique Lucien et Philippe Richard nous fait le roman, fonctionne davantage comme une légende que comme une réalité... C'est que Eros et Thanatos sont maîtres en orfèvrerie...

Stéphanie Katz, janvier 2019